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Le Colonel Cherif Cadi, l’homme de guerre

jeudi 19 juin 2014, par Jean-Yves Bertrand-Cadi

Pour ceux qui s’interrogent sur la conduite des soldats indigènes d’origine algérienne pendant la guerre de 14/18, voici un extrait du livre Le Colonel Cherif Cadi, serviteur de l’islam et de la République écrit par Jean-Yves Bertrand Cadi.

Un bel hommage à un être d’exception et au bataillon Cadi...

Voir présentation du livre à Le colonel Cherif Cadi, Serviteur de l’Islam et de la République


Chapitre V. L’HOMME DE GUERRE

La mobilisation fut proclamée le 1er août 1914. Deux jours plus tard, l’Allemagne déclarait la guerre à la France.

Au début de cet été chaud, l’état-major des armées convaincu de la proximité du conflit préparait la concentration de ses troupes. Dans toutes les garnisons, l’imminence du conflit ne faisait aucun doute. Le chef d’escadron Cadi comme tous ses frères d’armes avait conscience de la gravité des événements qui allaient suivre. Dans la rade de Bizerte, l’artillerie se trouvait en alerte et surveillait les mouvements de navire dans le détroit de Messine. Il fallait protéger les régiments du XIXème corps d’armée qui se préparaient à embarquer vers la métropole.

Le 4 août, vers 4 heures du matin, le croiseur allemand Breslau entrait tous feux éteints dans le golfe de Bône et s’approchait du port [1]. Il arborait un pavillon anglais. Après avoir viré de bord il fit feu sur la ville, en visant le vapeur de commerce Sr Thomas. Tandis que les obus s’abattaient, un bataillon du 3ème régiment de tirailleurs, drapeau déployé, se rendait vers la gare pour prendre place dans un train spécial à destination d’Alger où s’opérait la concentration des troupes. Un employé des ponts et chaussées de service sur le port, André Galione, fut tué par un éclat d’obus au ventre. Ce fut la seconde victime du conflit. Peu après, le croiseur Goebben, arborant pavillon russe, attaquait la ville de Philippeville et provoquait la mort de seize personnes. Ainsi sur la terre d’Algérie retentissaient les premiers vacarmes de la bataille qui allait s’engager, plus tard sur le front français.

Dès que lui parvint la nouvelle des hostilités ouvertes dans le Constantinois, le chef d’escadron Cadi n’hésita pas sur la conduite à tenir. Si certains, dans l’enthousiasme de leur jeunesse, demeuraient persuadés que la guerre serait courte, lui, en revanche, ne cessait de soutenir auprès de son entourage, qu’elle était promise à la durée. Initié de longue date à l’évolution de l’armement lourd qui équipait les belligérants, il était convaincu que la France et ses alliés entraient dans un conflit moderne. Depuis 1871, l’armée française n’avait participé à aucun conflit majeur. Elle n’avait été que l’instrument de campagnes coloniales [2]. Bien peu savaient que l’homme y serait pris en otage par des machines de guerre devenues de véritables abattoirs.

Depuis le début de sa carrière militaire, le Chef d’escadron Cadi n’avait participé à aucun combat. C’est à tort que Kateb Yacine lui reprocha d’avoir participé [3] la campagne du Maroc. Ses états de service n’en font aucune mention. Il ne connaissait donc ni les champs de combat, ni les taches de sang. Mais ce conflit lui apparut d’emblée comme le lieu géométrique des principes qui l’habitaient : l’engagement et la fidélité à l’égard du pays qu’il avait adopté. Sa décision fut rapide. Il adressa le 26 août 1914 une requête au ministre de la Guerre. Elle exprimait, en peu de mots, ses sentiments.

« Mon désir d’aller combattre est rendu légitime par les circonstances suivantes : « Dès le début de la mobilisation, les indigènes d’Algérie et de Tunisie, mes frères de race et de religion, sont venus se mettre à notre disposition pour compléter nos rangs et beaucoup d’hommes de mon pays sont en ce moment au combat. Or depuis la mort de mon frère aîné, je me trouve investi des devoirs de chef de famille et des fractions de tribu : nos traditions veulent que le chef soit au combat en ; même temps que les siens »

A l’heure du danger, il savait que la France avait besoin de lui et des siens sur ses frontières et il voulait être au premier rang. Sans marchander aucun avantage.

Cet état d’esprit n’était pas partagé par tous les Algériens. Dans la région de l’Est de ce territoire, subsistait un mouvement hostile à la France et à ce qu’elle représentait. Pour beaucoup la haine restait présente, enfouie chez plus d’un, même si de nombreux Algériens acceptaient de servir [4]. En août 1914, les Algériens appelés au service ne constituaient qu’une minorité de l’effectif fourni par la population autochtone : 3 878 contre 28 930 engagés mais ils fournirent à l’armée française pendant la guerre 172.019 hommes dont plus de 120 000 prirent part aux combats [5]. Au début du conflit, le loyalisme fut dans une large mesure orchestré par l’administration, par les représentants des grandes familles, par les Jeunes Algériens et par le clergé officiel [6].

Pourtant, nombre d’Européens et de militaires en Algérie nourrissaient une inquiétude née de la fermentation discrète de l’Islam de l’Orient au Maroc et des prises de position de l’élite algérienne. Dans le journal Rachidi du 18 mai 1912, ils pouvaient lire : « Nous voulons bien être soumis à l’impôt du sang, mais en compensation de nos services, nous demandons uniquement l’obtention des droits des citoyens français. » André Servier, rédacteur en chef de la Dépêche de Constantine, tenait le discours discret que partageaient ses compatriotes. Dénonçant les premiers foyers du nationalisme, il écrivait en 1913 :

« Notre tort n’a pas été d’instruire les indigènes puisque nous n’avons fait qu’obéir aux traditions généreuses qui, à toutes époques de notre histoire, firent notre gloire et nôtre supériorité morale. Mais nous avons oublié qu’en élevant jusqu’à nous nos protégés, nous les arrachons à leur milieu, à leurs habitudes, à leurs coutumes ; que nous les rendions désormais inaptes à vivre leur existence dans les limites fixées par leurs ascendants ; que nous en faisions des déracinés, des déclassés d’abord, et ensuite des dévoyés, des mécontents et des aigris. » [7].

Malgré ces propos et la naïve suffisance de certains, ce fut pourtant l’union sacrée des élites. Pour un temps qui ne dura que le début du conflit. Les recommandations des muftis des deux rites, malekite et hanefite, portaient témoignage : « Ils sauront (les Algériens) par leurs simple bon sens et leur loyalisme voir clair dans le jeu fallacieux de l’Allemagne et déjouer ses intrigues, ils contribueront à faire preuve de patriotisme vis-à-vis de notre patrie d’adoption, à éviter d’envenimer les questions politiques et à ne pas troubler la sécurité intérieure. Ils mériteront bien ainsi de leur patrie. » [8] Pour le chef d’escadron Cadi, il y allait de l’honneur des siens :

« La France a fait de l’Afrique du Nord un riche grenier et le plus beau des pays d’outre-mer ; le Bédouin à peine vêtu, vivant de rapines et de meurtre (sic) plongé dans la plus épaisse ignorance, est devenu officier supérieur de l’artillerie française, ingénieur et astronome. Une telle transformation, sans pareille dans l’histoire des hommes, est la manifestation la plus vigoureuse du génie de la race française, cette race devenue mienne par le droit de conquête, juste, raisonneuse, toujours en opposition avec le pouvoir central, mais marchant tout de même avec lui en cas de danger réel ; généreuse, ayant pour idéal le droit sous toutes ses formes ; jamais rancunière, oubliant et pardonnant les injures les plus violentes ; race enfin aimant le beau. La résultante de ces qualités brillantes de la race dont je suis fier de faire partie, est la faculté absorbante de la Terre de France. » [9]

Beaucoup d’emphase assurément dans ce propos. Comme l’écrit Gilbert Meynier [10] « le comportement des évolués (à cette époque) consiste en une défense et illustration du meilleur moyen d’être français. » Mais peut-on douter de la sincérité et de la fidélité du premier polytechnicien algérien, volontaire pour aller au feu ?

Dans des délais très courts, l’état-major des Armées donna une suite favorable à la demande de Chérif Cadi. Il fut désigné au commandement d’une batterie d’artillerie au camp retranché de Paris. Au moment où il quitta Bizerte, en septembre 1914, un bataillon entier de réservistes tunisiens se mutina dans la ville aux cris de « nous défendrons la Tunisie mais pas la France, nous ne partirons pas ! » [11] Prémices de temps difficiles...

Le camp retranché de Paris était placé sous les ordres du général Gallieni, gouverneur de Paris. Jusque là tout faisait craindre que le plan conçu par l’ennemi ne se réalisât car celui-ci attaquait sans relâche. Le 30 août les unités allemandes de la 1ère armée obligeaient les troupes françaises à battre en retraite. Atteignant la Somme en direction de Compiègne, elles se dirigeaient sur Paris. Quant à la 11ème armée allemande, elle marchait sur l’Aisne qu’elle franchit entre Soissons et Reims. Pour de nombreux observateurs, la guerre se précipitait vers sa solution. Le temps échappait autant aux militaires désemparés qu’aux dirigeants politiques qui avaient fui la capitale. Le gouverneur de Paris ne disposait que de 376 canons en état de tirer mais il manquait d’artilleurs ! Les canons de 120 long avaient été retirés à la hâte des forteresses avec un approvisionnement insuffisant. Dans la vie de Chérif Cadi, ce fut le début d’une terrible période. À sa famille demeurée à Limoges, il confiait ses craintes dans une correspondance du 2 septembre 1914 : « Cette guerre sera longue, car nous ne sommes pas préparés à la subir. Mais par la volonté du Très Haut me voici sur cette terre de France, près de vous. »

Lorsqu’il arriva à Paris dans la première semaine de septembre, il put mesurer l’ampleur de la débâcle : les autobus disparus, les grands restaurants fermés et les queues interminables devant les épiceries. Une ville sans lumière durant la nuit, gardée par des territoriaux postés devant des chevaux de frise installés aux portes de la capitale. Le camp retranché était hors d’état de se défendre lui-même.

Paris n’était protégé que par quatre lignes concentriques de fortifications incapables d’offrir une sérieuse résistance : certains forts étaient gagnés par la forêt. Il fallait en abattre les arbres et raser les bois inutiles qui permettraient à l’infanterie allemande de s’y infiltrer de nuit [12] . La menace devenait si évidente que le gouverneur faisait déposer des charges explosives sous les ponts de la Seine à l’Ouest de la capitale et sous ceux de la Marne. A Pontoise tout était désordre et épouvante : des réfugiés convergeaient vers Paris, la terreur et le désespoir marquant leur visage [13].

Alors qu’elle devait faire face à une invasion ennemie préparée de longue date, l’artillerie lourde française manquait de puissance. Les services techniques de l’artillerie avaient opposé une résistance tenace à l’adoption d’un matériel plus lourd et plus puissant que le canon de 75. Celui-ci devait suffire à toutes les missions sur le champ de bataille. Lourde erreur. L’Allemagne entre 1907 et 1909 avait doté ses corps d’armée d’obusiers lourds [14]. En avril 1914, il avait été décidé la création des cinq premiers régiments d’artillerie lourde. Quatre seulement furent prêts en août. Il manquait aussi d’artilleurs et d’obus. La production journalière ne dépassait pas 39 000 coups au début des hostilités. Nul n’imagine, écrit André Corvisier [15], qu’en août 1917 à Verdun, en trois jours, trois millions d’obus de 75 seront tirés, que trois cents trains de munitions alimenteront la bataille de la Malmaison en octobre 1917. Ceci met en évidence la pénurie de munitions dont l’artillerie française eut à souffrir en 1914.

L’offensive allemande sur la Marne ayant été repoussée, le chef d’escadron Cadi fut affecté le 24 septembre 1914 à une batterie d’artillerie lourde en formation à Champigny sur Marne. Dans la bataille qui s’engageait, l’infanterie réclamait un appui. Il était d’autant plus indispensable que leur tenue de guerre présentait une nocivité mortelle ! À courte distance le pantalon rouge trop visible imposait au fantassin français, une infériorité périlleuse par rapport à son adversaire allemand, vêtu de feldgrau. Depuis 1911 le changement d’uniforme avait soulevé une tempête de protestations. Clémentel, rapporteur du budget de la Guerre, s’était élevé contre le projet de Messimy qui souhaitait l’adoption d’une teinte plus neutre. « En cherchant à rendre moins visibles, moins brillants nos uniformes actuels, on a donc dépassé le but. Faire disparaître tout ce qui est couleur, tout ce qui donne au soldat son aspect gai, entraînant, rechercher des nuances ternes et effacées, c’est aller à la fois contre le bon goût français et contre les exigences de la fonction militaire... La transformation radicale de nos alertes petits troupiers en lourds « résédas » nous paraît une mutilation » déclarait l’éminent parlementaire ! [16]

Les fantassins réfugiés dans les tranchées ne pouvaient ni attaquer ni se défendre [17]. Ils exigeaient donc tout de l’artilleur. Vers lui montait l’appel angoissé des fusées rouges au moment des attaques ennemies. S’il ne répondait pas à temps et à bon escient, la position devenait intenable. Si elle était enlevée, on savait lui en faire reproche. Inversement, s’il tirait trop prêt des lignes pour aider les fantassins, on lui en faisait grief.

L’artilleur était devenu l’indispensable auxiliaire : aucune attaque ne pouvait réussir sans lui, aucune défense n’était possible s’il n’écrasait pas les attaques de l’ennemi. Cette liaison entre l’artillerie et l’infanterie n’alla pas de soi, car au tout début du siècle les artilleurs n’avaient que trop tendance à vouloir livrer leur propre bataille, à tenter également d’arracher par eux-mêmes la décision et, en conséquence, à choisir leurs propres objectifs.

Mais l’expérience montra aussi que ces actions d’artillerie se heurtaient à un ennemi tenace et fortement équipé. Celui-ci avait multiplié ses moyens défensifs. Il devint donc nécessaire de réduire au minimum les temps de préparation des offensives. Disposer sur le terrain les batteries de canons, souvent sur plusieurs lignes successives, dans tous les emplacements favorables, n’était pas aisé. Il fallait les dissimuler aux avions, préparer le transport d’innombrables tonnes de munitions. La tâche des officiers d’artillerie réclamait aussi une précision mathématique à laquelle les polytechniciens excellaient, car le tir passait par une étude minutieuse des objectifs à atteindre selon les moyens les plus scientifiques. Cela supposait aussi des communications sûres permettant aux observateurs de suivre au fur et à mesure les destructions obtenues, l’état des travaux entrepris par l’adversaire et de les neutraliser. Combat sans répit. Ce recours systématique à l’artillerie déclencha une course effrénée aux canons et munitions. Ces bombardements transformaient le champ de bataille en une zone de cratères créant pour les fantassins un obstacle aussi redoutable que les tranchées et les barbelés qu’ils avaient démolis. Lorsque les batteries d’artillerie avaient réussi, elles laissaient souvent l’attaquant dans une poche, ce qui était une position défavorable. Ainsi, bien que le canon ait acquis une place nouvelle et remporté d’indéniables succès tactiques, sa puissance de destruction était entamée par son manque de mobilité. Non seulement la bataille d’artillerie ne résolut pas le problème de la percée, mais elle ne fit que prolonger l’impasse stratégique [18].

Le chef d’escadron Cadi reçut pour mission de former des artilleurs dans une batterie à Champigny sur Marne pendant deux mois. Œuvre délicate mais urgente. En cette fin d’été, les consignes de l’état-major transmises le 22 septembre 1914 imposaient d’économiser les munitions. L’artillerie comptait donc ses coups. Il lui manquait aussi des chevaux pour tirer les lourds canons et ses servants : les bêtes de trait, sellées et harnachées jour et nuit, buvant et mangeant une fois par jour, accumulaient de longues marches et des fatigues. Elles mourraient souvent d’épuisement. Et une batterie d’artillerie exigeait de 70 à 80 chevaux ! Quant au canon de 120 long dit « de Bange » [19], il s’agissait d’une pièce peu pratique en campagne car elle avait été conçue pour équiper les forteresses.

Dans la boue ses roues se bloquaient inopinément. Pour éviter que le canon ne s’enfonçât trop, les servants plaçaient des patins articulés. Au départ du coup la pièce tout entière reculait fortement car elle ne disposait pas de frein de tir. Sur le sol ferme, les servants installaient des rampes inclinées derrière les roues afin d’aider le canon à retrouver son pas de tir et éviter son déplacement. De toute façon, celui-ci se trouvait dépointé ce qui réduisait sa cadence de tir de manière ridicule. Chérif Cadi possédait une bonne expérience de cet armement qui équipait son régiment à Bizerte. Mais la conception de ce dernier était trop ancienne. Il comprit que durant les combats, ses servants seraient rapidement exténués. Dans une lettre qu’il adressa le 13 novembre à son « frère Joly » à Limoges, il lui confia que la lenteur de la manœuvre de tir faisait naître des craintes pour l’avenir.

« On introduit l’obus dans l’âme. On donne un coup de refouloir pour que les ceintures prennent bien les rayures. Puis on introduit la gargousse en grosse toile contenant la charge de poudre. On referme la culasse puis l’on met en place l’étoupille. Quand tout le monde est à l’abri (sic), on actionne le cordon tire-feu. L’étoupille crache un jet de flammes qui fait déflagrer un relais de poudre noire contenue dans le culot de la gargousse. Le coup part alors et il faut reprendre la manœuvre pour effectuer un nouveau tir. Tout cela est bien fatigant pour mes hommes, mais aucun ne montre le moindre découragement. »

Puis il rejoignit Montdidier dans la Somme. La bataille y faisait rage. Dans l’immense plaine de Picardie au relief calme et aux ondulations uniformes, l’ennemi avait investi la ville de Roye dès le mois de septembre. C’était un important nœud de communications. Le 13ème corps d’armée français sur la défensive subissait les assauts incessants des troupes allemandes qui tentaient de l’encercler. L’artillerie lourde apporta un soutien constant à l’infanterie autour du village de Lassigny et du hameau de Beuvraignes. Un correspondant de guerre visitant cette plaine de carnage après la bataille écrivait [20].

« Il n’y a plus rien. C’est le vide, le néant, le silence, la mort. Là les hommes ont tué jusqu’au pays, jusqu’aux arbres, jusqu’aux herbes. La terre elle-même est morte et je ne sais vraiment comment donner une idée de l’aspect que présente ce coin de front. Le sol a été à ce point bouleversé que l’on peut dire sans aucune exagération qu’il ne reste pas un mètre carré intact. La pluie des projectiles lourds tombant en averse, a littéralement raviné le terrain qui est criblé de trous circulaires dont les circonférences se coupent les unes aux autres, s’enchevêtrent, se croisent. La mort s’est abattue là avec une furie et une puissance qui font penser à quelque cataclysme naturel plutôt qu’à une œuvre humaine. »

Le chef d’escadron Cadi ne montra aucune défaillance. Ce qu’il voyait chaque jour, c’était l’héroïsme et l’abnégation dont faisaient preuve les troupes françaises au sein desquelles on comptait nombre d’Algériens. Il retrouvait là toutes ces vertus qui avaient créé, dans son esprit, la civilisation française et sa légende. Au cœur de cet enfer constitué par une pluie de métal, d’obus et de gaz toxiques, c’était l’énergie des Keblout qui l’animait. Jamais il n’oublia l’intensité de ces combats de la Somme dont les images lui revinrent souvent durant son séjour en Arabie. De quelque côté qu’il se tournait en ces régions condamnées, il ne voyait que destruction. Dans une lettre du 16 décembre 1914 à l’intention de Louis Joly, il lui confiait « C’est une guerre horrible qui anéantit tout ce qui respire et jusqu’à notre âme. Mon cher frère, chacun ici participe à sa propre ruine. »

Au moment où il exprimait ce sentiment profond de détresse, il ignorait pourtant que son âme serait bien éprouvée par un événement qui mit de nouveau en relief l’infériorité réservée aux combattants musulmans engagés sur le front où, notamment, les troupes algériennes faisaient montre d’une extrême bravoure, mais, parfois aussi, de découragement.

Ce fut la retentissante désertion en avril 1915, à Bailly dans le secteur de la Somme, du lieutenant Rabah Boukabouya servant au 7ème régiment de tirailleurs algériens. Cet officier très estimé de ses hommes rejoignait les lignes ennemies en compagnie de 78 soldats et sous-officiers de son unité [21]. Il imitait ainsi certains de ces Algériens, en majorité originaires de la région constantinoise, qui fuyaient les combats. Comme la plupart des prisonniers musulmans, il fut interné en Allemagne au camp du Croissant à Wunsdorf-Zossen, proche de Berlin [22]. Celui-ci était commandé par des officiers parlant arabe. Il y fut l’objet des plus flatteuses attentions. Par la suite il devint officier dans l’armée ottomane et se livra depuis la Suisse à une intense propagande contre la politique de discrimination menée par les autorités françaises.

Rabah Boukabouya était ancien instituteur. Excellemment noté dans son dossier militaire et lié à des personnalités constantinoises œuvrant pour l’émancipation algérienne, il avait été humilié par le refus du commandement de le promouvoir capitaine à la place de son commandant de compagnie français tué au feu. Dans une brochure éditée en 1915 et largement divulguée en Afrique du Nord [23], il dressa une série de critiques sur la situation réservée à ses coreligionnaires. Il se plaignait surtout que sur les « 200 000 Arabes soldats, il n’y ait pas un seul gradé qui ait un commandement effectif, c’est-à-dire un commandement administratif sur une troupe (compagnie, peloton, ou même une section) de son espèce. »

En effet le décret de 1912 maintenait que l’avancement se faisait exclusivement au choix et qu’il échappait entièrement aux règles en vigueur dans l’armée française. En outre à grade égal, le commandement appartenait en toutes circonstances au gradé français ce qui ne pouvait que susciter du ressentiment chez ceux qui avaient fait le choix des armes. Il soulignait que le grade de lieutenant constituait la limite de leur avancement, sauf promotion exceptionnelle au grade de capitaine. Il dénonçait également les brimades dont ses compatriotes étaient victimes : interdiction des convalescences ou des permissions en Afrique du Nord, censure rigoureuse des correspondances qui contrastaient avec la sollicitude de l’Allemagne à l’égard des prisonniers musulmans. Il reprochait aussi aux autorités d’avoir fondu les régiments de zouaves avec ceux des tirailleurs indigènes pour permettre aux premiers de surveiller les seconds et de mettre toujours les soldats algériens, tunisiens ou marocains dans les troupes de première ligne.

Ces discriminations bien réelles ne pouvaient d’ailleurs que créer un légitime mécontentement. Mais dans l’esprit des plus prestigieux chefs militaires il fallait maintenir cette sorte d’infériorisation absolue. Interrogé sur le problème de l’avancement de ces officiers, Lyautey lui-même n’hésitait pas à soutenir, à la veille de la guerre, cette politique :

« Tant en raison de maintenir la prédominance absolue des cadres français que de leur valeur même, les officiers indigènes ne doivent ’’ pas en principe dépasser le grade de Lieutenant : il n’est, par suite, pas indispensable qu’ils aient une culture étendue. Il suffit de leur demander, avec de fortes qualités morales, des connaissances professionnelles approfondies et une bonne instruction primaire. Or ce qui pêche surtout chez eux, c’est la valeur morale, le loyalisme, l’esprit de dévouement, le goût de la responsabilité, parfois l’honnêteté même : ils restent complètement des Orientaux. » [24]

L’état-major des Armées ne pouvait laisser circuler en Algérie la brochure du lieutenant Boukabouya sans y apporter de réponse. Il le fît en encourageant la diffusion d’une contre-brochure rédigée par deux notables algériens [25]. Elle vantait le courage des tirailleurs. Gilbert Meynier [26] ajoute qu’elle « fait connaître un homme, sans doute peu connu ailleurs que dans la région de Guelma, Chérif Cadi, fils d’un magistrat musulman, lieutenant-colonel d’artillerie, sorti de Polytechnique. »

La polémique ne devait pas s’arrêter puisque Rabah Boukabouya fit publier un second fascicule [27] où il écrivait notamment :

« Je sais qu’à l’égard de mes devoirs militaires, mon acte demeure une faute ; mais les devoirs d’un soldat qui s’accomplissent dans la bassesse et sous un contrôle outrageant ne sont plus des devoirs : ils deviennent une charge d’indignité, même pour un musulman qui sert sous le joug de la domination. »

Lucien Hubert, à la tribune du Parlement, prenait conscience de cette discrimination :

« Des fautes nous en avons commises et nous en commettons encore. .. C’est une faute politique et une faute grave que de ne pas avoir su nous attacher plus étroitement en admettant des extensions de droits politiques, en favorisant et en multipliant les naturalisations appropriées, les musulmans qui combattent et se sacrifient actuellement sous notre drapeau. C’est une faute politique et une faute grave de ne pas corriger autant que possible, et pour le moins de laisser trop apparentes les inégalités existant dans l’armée pour la collation des grades entre les éléments d’origine musulmane et les éléments d’origine européenne. » [28]

Mais l’état-major des armées n’avait cure des conséquences de cette discrimination. En cette année 1915 qui voyait arriver en métropole des renforts de main d’œuvre destinée aux industries d’armement, il était surtout préoccupé par les conséquences de la présence de ces ouvriers. La section Afrique alertait le ministre de la Guerre [29].

« Suivant de près les conséquences du séjour de nos indigènes en France, (la section Afrique) doit ajouter que leur coexistence avec nos populations contamine gravement celle-ci au physique comme au moral. Les ouvriers en question sont le rebut de la société musulmane. Ils n’ont aucun respect pour les femmes françaises qu’ils ne considèrent que propres à assouvir leur bestialité. Celles-ci perdent malheureusement trop souvent toute dignité en se donnant à ces hommes. Des femmes et des jeunes filles du meilleur monde, des dames de la Croix rouge, elles-mêmes poussées par une incroyable aberration, entretiennent les relations les plus pernicieuses avec les indigènes qui traînent dans nos villes. Il y a là pour notre société un mal des plus graves qui se traduit par la corruption de bonnes familles et par la propagation de maladies venant compromettre davantage l’avenir de la race. »

Le chef d’escadron Cadi n’ignorait rien du trouble qui gagnait le commandement des armées comme du ressentiment de certains de ses compatriotes engagés sur le front. Mais il préférait ceux qui faisaient choix de l’honneur et de la fidélité dans l’âpreté des combats de la Somme. Et pour reprendre l’expression de Mohamed Kessous [30] « sa génération était intellectuellement française, bien qu’elle eût conservé sa religion, sa langue, ses mœurs et surtout qu’elle ne conçût d’autre cadre à la vie politique que celui de la France. »

Le commandant de la 26ème division à laquelle son groupe d’artillerie était rattaché, nota à son dossier :

« A su vaincre de grandes difficultés pour organiser, atteler et mettre son groupe en situation de répondre aux nombreuses tâches qui lui étaient demandées. Il a parfaitement réussi grâce à une activité infatigable, à un zèle et à un dévouement au-dessus de tout éloge, à une intelligence toujours en éveil cherchant constamment à réaliser de nouveaux perfectionnements. Le commandant Cadi a donné complète satisfaction aux chefs nombreux, sous lesquels il a eu à servir depuis le début de la campagne. Lorsque le général Boelle, commandant le IVème corps d’armée, dut quitter le front, il tint à lui adresser une lettre particulièrement élogieuse pour le remercier des nombreux services qu’il avait rendus ».

Le 1er novembre 1915, le chef d’escadron Cadi fut affecté au 113ème régiment d’artillerie lourde hippomobile (R.A.L.H). Lors de son départ vers sa nouvelle unité, le commandant de la 26ème Division tint à lui manifester sa satisfaction en inscrivant à son dossier : « Le Colonel ne veut pas laisser partir le commandant Cadi sans lui témoigner ses regrets. C’est un officier de haute valeur morale sur lequel on peut absolument compter. » II fut promu, le 15 octobre, officier de la Légion d’honneur en même temps qu’il était décoré de la croix de guerre avec palme.

Quelques semaines avant ce départ, un autre officier, qui ne fut jamais promu dans cet Ordre, perdait la vie en Champagne, comme bien d’autres. Le 25 septembre 1915, dans cette région de larges ondulations de terrain où le réseau de tranchées formait de véritables labyrinthes aux noms caractéristiques - le saillant, le trapèze, la courtine, l’éperon, le bastion - le capitaine Bertrand s’élançait à 4hl0 hors des tranchées avec les fantassins du 3ème régiment de tirailleurs algériens. Dans cette unité, il avait accompli toute sa carrière militaire. Engagé volontaire en 1893, il avait participé notamment à l’expédition de Madagascar et aux combats du Sahara et du Maroc. À l’Epine de Vedegrange dans la Marne, il marcha sans hâte à l’assaut afin de paraître digne de ses hommes et de sa qualité de porte-drapeau du régiment. Il savait que chacun l’observait. Ainsi le tirailleur Chabot, natif de Bône, le vit accélérer le pas et avancer à grandes enjambées vers les tranchées allemandes. Il fut brutalement arrêté dans sa course et tomba à terre les bras en croix, le front maculé du sang qui coulait sur sa vareuse. Trois tirailleurs qui voulurent traîner son corps hors du champ de bataille, tombèrent à ses côtés. Ce fut la veuve de Jules Bertrand [31] que Chérif Cadi rencontra quelques années après la guerre et qu’il épousa.

L’officier d’artillerie, quant à lui, continua le combat au sein d’un régiment devenu plus mobile. Ses canons, conçus en 1880, étaient désormais tractés sur les routes par des camions ce qui augmentait leur capacité d’emploi. La recommandation du général Joffre était claire : « L’artillerie sera employée en masse sans la moindre économie de force et de munitions. L’attaque devra être précédée et accompagnée d’un feu violent. » Déployé dans la région de Lassigny, à l’ouest de Noyon, le régiment de Chérif Cadi participait à la guerre d’usure contre un ennemi enterré dans des forteresses bétonnées à l’évidence infranchissables [32].

Alors que les offensives sur la Somme se préparaient, cette unité reçut l’ordre de faire mouvement sur Verdun le 24 février 1916. Depuis trois jours, cette place fortifiée était de nouveau assiégée par trois corps d’armée allemands qui avaient percé les lignes françaises. Les assauts se succédaient à vingt ou cent assaillants contre un. Pour rompre cette pression, l’artillerie fut donc appelée à la rescousse. Sur ce champ de mort, c’était un enfer d’obus, de ferrailles, de gaz et de hurlements. Chérif Cadi dont le groupe d’artillerie occupait plusieurs positions sur la rive gauche de la Meuse, voyait les arbres arrachés qui volaient en l’air et se déchiquetaient dans le ciel gris. Son unité fut engagée durant un mois dans la bataille défensive de cette ville et de sa ceinture de forts déployés sur 48 km. Elle fut chargée de la protection du fort de Douaumont. Chaque canon tirait sur une zone large de 750 mètres en direction des lignes ennemies. Par des feux croisés et concentrés, l’artillerie dressait ainsi une barrière contre les attaques. Le premier commandant de batterie qui apercevait une fusée de l’infanterie ou un mouvement de l’ennemi déclenchait ainsi les tirs de toutes les pièces du groupement.

Alors qu’il était épuisé par ces combats, le 113ème RALH fut renvoyé vers la Somme où se préparaient de nouvelles offensives. Le 19 avril 1916 le chef d’escadron Cadi fut cité à l’ordre de la 11ème armée à Verdun. « Officier supérieur remarquable, a su obtenir de son groupe soumis fréquemment à des bombardements particulièrement intenses et meurtriers, une action continue et efficace. Il a su faire de son unité un groupe d’élite très soudé et particulièrement combatif qu’on appelle familièrement le groupe Cadi. »

Et le 1er juillet 1916 commençait cette terrible campagne de la Somme. La préparation d’artillerie s’étendit sur tout le front où Français et Britanniques tentaient depuis le début du conflit de repousser l’ennemi. Un feu d’artifice de fusées inondait de lumière le paysage comme en plein jour, dans un fracas infernal ponctué de sifflements aigus. Une terrible saignée pour la conquête des points stratégiques : une division disparaissait toutes les deux semaines [33]. Depuis deux années, des millions d’hommes vivaient de façon ininterrompue dans un monde de destruction. Comme l’écrit Henri Lavedan [34], on détruisait par tous les moyens, par tous les procédés et sous toutes les formes. En grand et en petit. L’ensemble et le détail... Car il fallait battre et marteler le sol, le trépaner, faire table rase de tout... afin de passer.

Le journal de marche du 113eme régiment fait état des épreuves qu’il subit. Entre Soissons et Compiègne, les batteries lourdes perdirent la moitié de leur effectif. Dans un groupe, deux officiers survécurent tandis que tous les canons étaient détruits. Tout au long de sa vie, le chef d’escadron Cadi évoqua ces heures terribles et le souvenir de ses artilleurs qui continuaient à faire leur devoir et semblaient résignés à la mort. Ce grand souffle qui passait, allait et venait et ne s’arrêtait jamais. Chacun devait prendre des décisions à son niveau. Il y avait ceux qui pouvaient, ceux qui ne pouvaient plus : enlever un groupe de batterie d’une position et régler le tir sur une autre dont on ne savait parfois s’il n’y restait que quelques fantassins, ou tout un régiment. Après les hurlements des ordres, il y avait, à l’occasion, comme un grand vide. À ce rythme, Chérif Cadi fut bientôt épuisé.

Dans une lettre hâtivement rédigée à sa famille limousine le 18 juillet 1916, il soulignait l’intensité des combats et la fatigue de son unité :

« Grâce à l’habitude et souvent sous l’effet de l’affaiblissement, mes hommes arrivent à dormir une ou deux heures par jour. Ceux qui le peuvent se couchent à terre, au fond de quelque entonnoir ou près d’un monticule. Je ne connais pas de repos. Si l’ennemi attaque et que le barrage tarde à se déclencher, c’est peut-être une tranchée perdue. Il faut tenir sans cesse et je manque de sommeil »

Depuis le début des hostilités, il n’avait pas connu les détentes d’une permission, loin du front. Pour oublier sa solitude. Jeanne n’était plus là pour raffermir son cœur. Le spectre de la mort, connue et consentie, faisait à lui seul les frais de ses pensées. Comme le sort réservé à ses frères venus d’Afrique du Nord. Gilbert Meynier observe qu’en raison de la discrimination dont ils faisaient l’objet, la rancœur grandissait et les protestations se multipliaient chez les Maghrébins, émanant aussi bien d’officiers que d’hommes de troupe. Ainsi aucun officier indigène ne pouvait obtenir la permission d’une semaine donnée à tous les soldats français après hospitalisation. Le règlement confirmait même l’interdiction des permissions dans les familles françaises… , [35] Une circulaire du 25 novembre 1914 stipulait que le congé de convalescence ne pouvait être pris qu’à condition que les soldats coloniaux soient hébergés par des œuvres.

Mais, même dans ce cas, il était fréquemment refusé « en raison de l’action néfaste et déprimante exercée sur eux par les milieux qu’ils fréquentent dans nos grandes villes et surtout à Paris. » [36]

Le 23 juillet 1916 le chef d’escadron Cadi sentit ses forces l’abandonner. Il fut évacué sur l’hôpital temporaire n° 22 à Villers-Cotteret dans l’Aisne. Les médecins diagnostiquèrent « une fièvre paludéenne, amaigrissement et dépression nerveuse. » Âgé de 49 ans, il était devenu tout à coup fragile. Bénéficiant d’un congé de convalescence de deux mois, il quitta cet hôpital trois jours plus tard. Par le train il rejoignit Limoges. Dans cette ville, il savait retrouver « son frère Joly » et Julia, la seule famille qui pouvait lui témoigner, en l’accueillant, l’affection et la compréhension dont il avait besoin pour surmonter sa détresse.

Sa permission fut de courte durée. En effet, le 7 août 1916, le général commandant la 12ème région militaire à Limoges reçut l’ordre de le mettre en route d’extrême urgence sur Bône. Un second télégramme du 9 août [37] précisait « Commandant Cadi, du 113ème régiment d’artillerie lourde, est désigné pour une mission militaire en Égypte. Veuillez lui faire payer immédiatement à Limoges une nouvelle indemnité d’entrée en campagne, soit mille francs, et le mettre en route sans délai sur Bône (Algérie). » Enfin un troisième message était adressé au général gouverneur de Marseille ainsi qu’au commandant d’armes de Bône, dans les termes suivants : « Cet officier supérieur devra être embarqué à Marseille dès son arrivée, sur le port d’Algérie ou de Tunisie lui permettant de gagner le plus rapidement sa destination. » II était enjoint aux autorités militaires de Bône de « mettre en route le Commandant Cadi 48 heures après son arrivée à Bône, sur Paris en le dirigeant sur le port d’embarquement lui permettant de gagner le plus rapidement possible cette destination ».

L’interruption brutale d’un long congé de convalescence motivé par le paludisme et une dépression nerveuse, appelle une interrogation. Le chef d’escadron Cadi était-il véritablement atteint de ces affections graves lorsqu’il quitta le front ? En effet, comme on le verra plus loin, cette mission s’organisait dans le plus grand secret au sein de la section Afrique du Ministère de la Guerre et du Ministère des Affaires Ếtrangères. Il était donc nécessaire de justifier le départ de cet officier supérieur sans éveiller de soupçons. En outre le déplacement très rapide qui lui était imposé à Bône ne pouvait être uniquement motivé par des considérations familiales. En revanche la mise en œuvre de cette mission exigeait une concertation en Algérie. Il fallait rechercher et désigner non seulement les personnels militaires de la mission mais aussi diverses notabilités algériennes susceptibles de les accompagner. Ce fut le but de ce déplacement.

Le prestige de Chérif Cadi comme son ascendant auprès de certaines élites était de nature à les convaincre de participer au projet en cours d’élaboration. Enfin le déroulement de ce qui devint une expédition militaire dans la péninsule arabique, démontra durant de nombreux mois qu’il ne souffrait pas d’une affection majeure. Néanmoins le Colonel Hamelin, responsable de la section Afrique, nota au dossier de cet officier :

« Bien qu’insuffisamment rétabli, le Commandant Cadi a renoncé à son congé de convalescence pour accepter d’être désigné comme chef d’escadron de la portion Arabie de la mission militaire d’Égypte (Décision ministérielle du 9 août 1916). Bien qu’il n’ignorât pas les difficultés, les fatigues et les dangers qui l’attendaient, il a tenu à ne pas laisser échapper cette occasion de servir son pays dans une mission que nul n’était plus qualifié que lui à remplir en raison de ses sentiments d’excellent français, de bon musulman, et de ses connaissances générales et techniques. »

II est vrai que cette proposition de mission constituait pour lui une circonstance exceptionnelle. Le destin lui offrait cette chance de découvrir le désert du Nedj où ses ancêtres hillaliens avaient leurs racines. Durant son enfance, sous la tente familiale, il avait écouté intensément les récits que lui faisait son oncle au retour du pèlerinage accompli à la Mecque. A son tour, il allait découvrir le chemin de ces lieux vénérés par l’ensemble des musulmans. Après les épreuves endurées sur le front de la guerre et la vision de l’abattoir de la Somme ou de Verdun, peut-être éprouvait-il au plus profond de son âme, le besoin très fort d’une purification ? C’était aussi, sans nul doute, le meilleur moyen de prolonger sa réflexion sur l’Islam, sur son propre itinéraire et sur l’avenir aussi de sa terre natale. Ce sont les sujets qu’il aborda dans Terre d’Islam dont il commença l’ébauche au cours de ce long périple.

Il est vrai aussi que cette mission comportait des risques de tous ordres, tant à son égard qu’à celui de ses compagnons. Il apparaît aujourd’hui combien elle fut complexe et hasardeuse. Dominée par la personnalité rare de T.E Lawrence et la diplomatie subtile du gouvernement britannique fortement engagé dans cette région du Moyen-Orient, elle apporta de nombreux déboires à ces pèlerins que la République désigna pour mettre en œuvre les objectifs de sa politique. L’histoire du premier conflit mondial a mis en évidence le rôle de ce personnage clé, « héros romantique dans un décor grandiose de dunes à perte de vue. » [38]

Elle n’a accordé toutefois que peu d’intérêt à certains de ses compagnons français- assurément plus modestes mais aussi courageux- qui ont partagé avec lui les affres des montagnes arides du Hedjaz et qui ont contribué à la naissance du royaume d’Arabie. Mais le souvenir de cette expédition militaire demeura très vivace dans la mémoire des nombreux soldats algériens, tunisiens ou marocains qui participèrent aux combats livrés contre les Turcs sur un front dont peu se souciaient en Europe.

Extrait du livre "Le colonel Chérif Cadi, Serviteur de l’Islam et de la République" de Jean-Yves Bertrand-Cadi aux éditions Maisonneuve & Larose


Trois lettres de Hadj Si Chérif Cadi à Firmin Jacquillat

Voir également http://xaviersoleil.free.fr/genealo...

Notes

[1] 135. Jean Mélia, Les bombardements de Bône et Philippeville, 4 août 1914, Berger Levrault 1927 Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op. cit. p. 263 et suiv.

[2] 136. Philippe Masson. Histoire de l’armée française de 1914 à nos tours. Perrin. Coll. Temous. D. 7

[3] 137. Kateb Yacine, Nedjma, op. cit. p. 126 et suiv.

[4] 138 Piere Montagnon,La conquête de l’Algérie, Tome II, p.408

[5] 139 Belkacem Recham, Les musulmans algériens dans l’armée française, 1919-1945), L’Harmattan1996, p 23.

[6] 140. Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op. cit. p. 267

[7] 141. André Servier, Le nationalisme musulman en Égypte, en Tunisie, en Algérie, Constantine, 1913, p. 138

[8] 142. Les musulmans français et la guerre, revue du monde musulman, 1915, 2ème partie, p. 15

[9] 143. Terre d’Islam, p. 68

[10] 144. Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op. cit., p. 268

[11] 145. Idem p. 454

[12] 146. Pierre Miquel, La Grande Guerre, Fayard 1983, p. 163

[13] 147. Barbara W. Tuchman, Août 1914, Presses de la Cité, 1962, p. 386

[14] 148. Général Messimy, Mes souvenirs, op. cit., p. 83

[15] 149. André Corvisier, Histoire militaire de la France, Op.Cit., p. 165

[16] 150. L’Illustration du 9 décembre 1911

[17] 151. Pierre Miquel, Idem, p. 217

[18] 152 Michelle Battesti, Stratégie et rupture du front, In 14-18 le Magazine de la Grande Guerre, N°2, p.22

[19] 153. Le colonel de Bange (1833-1914), polytechnicien, mit au point cette pièce d’artillerie qui fut adoptée par l’armée française en 1877

[20] 154. La guerre mondiale 1914-1918, Librairie des auteurs contemporains, n° 82, p. 41

[21] 155. Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op, dt. p. 452 et ».

[22] 156. Augustin Bernard, L’Afrique du Nontjtendant la guerre, FUf 1926, p. 8

[23] 157. Lieutenant El Hadj Abdallah, L’Islam sans l’armée française (Guerre de 1914-1915), Constantinople 1915

[24] 158. Rapport EMA Section Afrique du 21 janvier 1914 n° 412 en réponse à la dépêche n° 4204 /9/11 du 10 septembre 1913

[25] 159. Mokrani Boumerzacq El Ouennoughi et Katrandji Abderrahman, l’Islam dans l’armée française, Réplique à des mensonges, Alger. S.d.

[26] 160. Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op. cit., p. 535

[27] 161 Lieutenant Indigène Boukabouya, L’Islam dans l’armée française (Second fascicule), nouvelle librairie de Lausanne, 1917

[28] 162. Rapport fait à la commission des Affaires étrangères sur les répercussions de la guerre dans le monde islamique, adopté le 1 décembre 1915

[29] 163. Note n° 8573-9-11 du 29 décembre 1915 sur le projet de nouveaux appels aux ressources de l’Afrique du Nord pour le recrutement de nos formations indigènes et de la main-d’œuvre, SHAT 7N2082

[30] 164. Mohamed Kessous, La vérité sur le malaise algérien, Bône 1935, p. 93

[31] 165. Le Capitaine Jules Bertrand est inhumé au cimetière militaire de Suippes.

[32] 166. Pierre Miquel , Les oubliés de la Somme, Taillandier 2001, p. 16,

[33] 167. Pierre Miquel, Les oubliés de la Somme, op. cit. p. 147

[34] 168. Henri Lavedan, Les Grandes Heures, L’Illustration n° 392 du 28 octobre 1916

[35] 169. Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, op. cit. p. 420 et s.

[36] 170.Jean-Yves Le Naour, Misère et tourments de la chair durant la Grande Guerre ,( les « fleurs sexuelles des Français. 1914-1918), éd. Aubier Paris 2002, p. 267

[37] 171. Télégramme EMA n°5101-9-II

[38] 172. Préface de Jean Loup Julien in Lawrence d’Arabie, éd. Chronique 1997


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