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De L’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français

samedi 20 août 2011, par Olivier Le Cour Grandmaison

INTRODUCTION « Cette teneur [utopique], ce sont les droits de l’homme, et, si elle a un goût de revenez-y, c’est qu’il n’y a rien eu jusqu’ici dans l’histoire qui fût aussi limité et entravé, par sa base, et aussi humainement anticipateur par ses postulats. Liberté, Égalité, Fraternité – l’orthopédie, telle qu’on l’a tentée, de la marche debout, de la fierté humaine – renvoie bien au-delà de l’horizon bourgeois. » E. Bloch (1961)


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De l’indigenatAnatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français
par Olivier Le Cour Grandmaison

1. UNE « MONSTRUOSITÉ JURIDIQUE » « Pour apprécier sainement » le « régime disciplinaire » imposé aux autochtones d’Algérie, « il ne faut pas se placer au point de vue d’un Français du XIXe siècle, habitué à toutes les garanties constitutionnelles issues des principes de 1789 : il paraîtrait monstrueux ». Publiées en 1895, ces lignes, qui s’achèvent sur cette caractérisation a priori singulière qu’il serait tentant de tenir pour excessive et insignifiante, n’ont pas été écrites par un farouche adversaire de la colonisation dont le jugement serait altéré, voire discrédité, par ses engagements politiques. Il ne s’agit pas plus d’une appréciation rétrospective portée longtemps après les faits par un homme ou une femme qu’indignerait la découverte de certaines dispositions du droit colonial en vigueur dans ce territoire, et le statut des « Arabes ». Nulle sensibilité ou passion anachronique, aveugle à la différence des temps, des mœurs et des pratiques, n’est à l’origine de cette citation. Nulle critique non plus d’ailleurs, puisque la suite est un plaidoyer en faveur de mesures extraordinaires mais nécessaires pour assurer la pérennité de la domination française. « Les indigènes auxquels [les] notions [de 1789] sont absolument étrangères » trouvent ce régime « naturel puisque nous sommes les plus forts. Il fournit un moyen de répression souple, commode, rapide, qui évite de recourir à d’autres procédés plus rigoureux », précise l’auteur. « C’est, en d’autres termes, l’arbitraire administratif ; mais ses inconvénients sont moins sensibles qu’en Europe et ses avantages sont beaucoup plus grands ( note). »

Quand bien même il déroge aux lois fondamentales de la République, le « régime disciplinaire » précité – sont visés le code de l’indigénat, l’internement, le séquestre et la responsabilité collective – doit être apprécié à l’aune exclusive de son efficacité. En ces matières, la fin poursuivie – la défense de la « présence française », comme on l’écrit alors – justifie tous les moyens, fût-ce au prix de l’instauration d’un ordre juridique « monstrueux » qui se signale par des pouvoirs exorbitants et « arbitraires » conférés au gouverneur général chargé de prononcer les peines propres aux « indigènes ». Et, pour bien juger de cette situation, il faut s’affranchir des principes hérités de la Révolution dont on découvre qu’ils font l’objet d’une application fort restrictive puisqu’ils ne valent ni pour tous les lieux, ni pour tous les hommes. Ruine de l’universalisme, triomphe remarquable et durable du relativisme juridique, politique et moral qui fonde et légitime des institutions coloniales inégalitaires, discriminatoires et illibérales, comme le reconnaît l’auteur. Plus encore, il fut aussi l’un des théoriciens majeurs du « régime du bon tyran » qui, selon lui, est le « gouvernement idéal » dans les territoires dominés par la métropole. L’une des conséquences pratiques de cette proposition générale est formulée en des termes forts clairs : le « pouvoir suprême » en outre-mer doit être confié à un « personnage » – le gouverneur – capable de « briser toutes les résistances qui viendraient à se produire ».

En 1892, lui aussi favorable au renforcement des pouvoirs publics en Algérie, Jules Ferry vantait déjà les mérites de la « vice-royauté, à la fois civile et militaire », établie à partir du mois de décembre 1840 par le « maréchal Bugeaud » qui en fut la « personnification la plus originale, la plus populaire et la plus féconde (note) ». Ou comment l’une des figures les plus importantes de la IIIe République loue, dans les colonies, ce qu’il abhorre en métropole en se faisant l’avocat d’une sorte de monarchie absolue. Exercée par un homme jouissant de prérogatives immenses, cette monarchie sui generis est jugée nécessaire pour s’imposer face à une « race » autochtone qui continue de se livrer à la piraterie, aux pillages et aux vols, selon lui. Quant à Bugeaud lui-même, il est promptement intégré au Panthéon impérial républicain en étant élevé au rang de héros de la colonisation dont l’action doit continuer d’inspirer ceux qui, soucieux comme Ferry de la grandeur de la France dans le monde, sont engagés dans la construction puis la défense de l’empire (note).

Exposées et défendues dans des milieux divers, les conceptions précitées seront longtemps soutenues par des hommes politiques, des juristes et des spécialistes des sciences coloniales. Convaincus que les « indigènes », en raison de leurs particularités raciales, culturelles et cultuelles, doivent être soumis à un ordre autoritaire constitutif d’un état d’exception permanent, la majorité d’entre eux défendent une législation coloniale qu’ils savent être « en désaccord avec [les] principes républicains (note) », après beaucoup d’autres, l’ancien délégué des colonies Daniel Penant en 1905. Simple constat qu’aucune critique n’altère, les dispositions particulières des possessions ultra-marines étant considérées comme adéquates aux mœurs arriérées des populations qui y vivent.

Qui a donc rédigé les passages précités et élaboré cette doctrine inédite, laquelle ruine l’assimilation jugée à tort caractéristique de la colonisation française alors qu’elle fut officiellement abandonnée au cours de l’été 1900 au profit d’une nouvelle politique dite d’« association (note) » ? Arthur Girault, célèbre professeur à la faculté de Poitiers. Tenu pour l’un des meilleurs spécialistes du droit colonial par ses contemporains français et étrangers, il fut aussi membre de l’Institut colonial international, du Conseil supérieur des Colonies puis de l’Académie des sciences coloniales fondées en 1922. Son maître livre, Principes de colonisation et de législation coloniale, devenu le « manuel obligé des étudiants » et des « gens d’étude », fut réédité sept fois entre 1895 et 1938 (note). Belle carrière et remarquable influence puisque ses travaux ont inspiré jusqu’aux juristes de l’Italie fasciste de Mussolini lorsqu’ils ont élaboré le statut des « indigènes » présents dans les territoires dominés ou conquis par le Duce. Trop souvent méconnu, ce rayonnement du droit colonial français et de certaines de ses grandes figures mérite d’être souligné (note).

Plus généralement, une ligne de conduite se dégage ; pour beaucoup, elle est conçue comme une vérité établie par l’histoire, l’ethnologie, l’anthropologie et la psychologie des peuples : les races inférieures et les races supérieures doivent être soumises à des régimes politiques et juridiques que tout oppose. Aux peuples avancés d’Europe et d’Amérique du Nord conviennent les bienfaits de la démocratie, de l’État de droit et des longues procédures destinées à garantir les prérogatives civiles et civiques de leurs membres. Aux peuples « arriérés » ou « mal » civilisés d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, il faut imposer d’autres institutions et une justice qui, débarrassée des subtilités découlant de la « séparation des autorités administratives et judiciaires », pourra sanctionner promptement les « indigènes » en leur rappelant que les « Européens sont […] les maîtres », soutient Girault en 1900 à la tribune du Congrès international de sociologie coloniale. Hostile à l’assimilation des colonisés, il précise qu’il faut « châtier immédiatement et infailliblement ceux qui tuent et qui volent. C’est là une nécessité politique devant laquelle les scrupules juridiques et les considérations sentimentales doivent s’effacer (note) ».

Ils s’effaceront, en effet, dans un contexte marqué, depuis 1871, par l’extraordinaire expansion géographique et démographique de l’empire qui, au début du XXe siècle, fait de la France la deuxième puissance impériale du monde, devant les Pays-Bas, juste derrière la Grande-Bretagne. Pour la plus grande fierté des républicains, notamment, qui ont joué un rôle majeur dans la conduite de cette « aventure coloniale » sans précédent, les territoires d’outre-mer sont ainsi passés de moins d’un million de kilomètres carrés au lendemain de la Commune de Paris à treize millions en 1913, cependant que les populations « indigènes » progressaient de sept à plus de quarante-huit millions. Admirable bilan, s’il en est, qui a posé de nombreux problèmes matériels, humains, militaires et politiques inédits qu’il a fallu résoudre au plus vite pour assurer la stabilité de la domination française en Afrique, en Asie et en Océanie. De là, aussi, le développement spectaculaire du droit colonial engendré par un prurit législatif et réglementaire incessant dont les causes sont la raison d’État, le régime des décrets et les particularités de l’ordre public imposé dans les possessions ultra-marines.

« Monstruosité juridique », écrivent, en 1923, Émile Larcher et Georges Rectenwald à propos du code de l’indigénat en vigueur dans les départements français d’Algérie. Qu’est-ce qui motive cette appréciation sans doute inspirée par l’ouvrage de Girault ? La nature des sanctions prévues par ce texte d’abord, les modalités de leur application ensuite, puisqu’elles ne sont pas prononcées par un « tribunal » mais par un « agent administratif, le gouverneur général », pour « réprimer des faits qui ne sont point nettement définis », et leur extension à des tiers innocents enfin car « elles frappent non seulement les individus », mais aussi des groupes entiers – tribus ou douars – dans le cadre de la responsabilité collective jugée contraire au principe de l’« individualité des peines ». « Bref », concluent ces deux juristes renommés, de telles dispositions sont « absolument en marge de notre droit pénal (note) ». En marge, certes, mais indispensables néanmoins dans les possessions d’outre-mer où il faut « avant tout […] affermir notre domination par un système autoritaire » et une « politique d’assujettissement » qui est « la seule possible quand il s’agit de colonies d’exploitation vastes » et « peuplées de millions d’indigènes réfractaires à notre civilisation (note) », précisent les mêmes. Preuve, s’il en était encore besoin, de l’influence durable des thèses défendues par Ferry et Girault ; il se confirme qu’elles sont bien au fondement des nouvelles orientations de la République impériale. Si le monstrueux peut être défini comme une violation manifeste, par excès ou par défaut, des lois communes, qu’elles soient des lois de la nature ou des lois humaines, force est de conclure que l’adjectif employé par ces juristes, pour qualifier la législation coloniale puis le code de l’indigénat qu’ils ne condamnent pas, est parfaitement adéquat. Adéquat aussi, précisons-le d’emblée pour tenter de désamorcer par avance des lectures hâtives, les faux procès et les mauvaises polémiques qu’elles favorisent, le sous-titre du présent ouvrage qui reprend une dénomination commune utilisée par les meilleurs spécialistes du droit en vigueur dans les possessions d’outre-mer.


Extrait

II. LES « INDIGÈNES » : DES « SUJETS FRANÇAIS », PAS DES CITOYENS On s’intéressera tout d’abord à la condition des « Arabes » des départements français d’Algérie car elle a longtemps retenu l’attention des contemporains en raison des particularités de cette colonie, très tôt conçue comme une colonie de peuplement, et de l’importance stratégique de ce territoire dans le dispositif impérial de la République au Maghreb et en Afrique subsaharienne.

1. LES « INDIGÈNES » ALGÉRIENS « Nonobstant tous les principes modernes, l’Algérie d’aujourd’hui ne présente-t-elle pas l’image d’une féodalité démocratique, dans laquelle les citoyens français sont les nobles, et les indigènes les vassaux ? », s’interroge le professeur de droit François Charvériat en 1889. À cette question qui peut paraître aujourd’hui singulière, il apporte une réponse positive, précise et argumentée. « L’état actuel de l’Algérie, poursuit-il donc, offre des analogies trop peu remarquées avec celui de la France sous la féodalité. […] 1) Les indigènes algériens sont, dans une certaine mesure, attachés à la terre comme les anciens serfs, puisqu’ils sont punis des peines de l’indigénat quand ils établissent, sans autorisation, une habitation isolée en dehors du douar, qu’ils voyagent sans passeport en dehors de la commune mixte à laquelle ils appartiennent, ou qu’ils donnent asile à un étranger non porteur d’un permis régulier. 2) La justice criminelle est rendue aux indigènes uniquement par des Français, comme elle l’était aux vilains par les seigneurs. Jamais, d’ailleurs, il n’y a de jugement par les pairs, puisque les jurés sont tous Français ou Israélites. 3) Seuls les citoyens français, comme autrefois les nobles, sont appelés à porter les armes. […] 4) Au point de vue des impôts, les terres algériennes sont nobles ou roturières, c’est-à-dire exemptes ou grevées d’impôts. En effet, les fonds appartenant à un Français se trouvent, à raison de la qualité de son propriétaire, libres de contribution foncière, tandis que ceux appartenant aux indigènes payent l’achour [un impôt sur les grains] […]. 5) Les différentes prestations en nature, imposées aux indigènes, ne sont en réalité que des services féodaux. La diffa, c’est-à-dire l’obligation de nourrir et de loger les agents du gouvernement qui se trouvent en tournée, n’est pas autre chose que l’ancienne obligation d’héberger le seigneur et sa suite. […] Enfin, les réquisitions pour travaux divers, déblaiement des routes obstruées, lutte contre les invasions de sauterelles, ne sont autre chose que les anciennes corvées. » « Ce qui est étonnant, note-t-il en conclusion, c’est que les Franco-Algériens qui […] bondissent d’indignation au seul souvenir de la féodalité ne font aucune difficulté d’appliquer […] précisément le régime féodal dans ce qu’il présentait de plus dur pour les inférieurs. » L’une des conséquences remarquables de cette situation sur les relations entre colons et « indigènes » est ainsi exposée par l’auteur : « Les 250 000 citoyens français qui, en Algérie, dominent trois ou quatre millions de musulmans sont […] peut-être plus détestés par eux que les seigneurs ne l’étaient par leurs serfs (note). »

Dissipons immédiatement une équivoque possible en précisant que ces comparaisons et ces analyses ne débouchent pas sur une critique du statut des « Arabes » ; elles sont uniquement portées par le désir d’exposer de façon précise et pédagogique leur condition exorbitante au regard des principes républicains et du droit commun. De même, lorsque le juriste Émile Larcher note, en 1902, que « cette situation n’a rien qui doive surprendre, si l’on observe que nous sommes en Algérie dans les conditions où étaient les Francs en Gaule ». Autrefois comme aujourd’hui encore, une « race victorieuse » a imposé « son joug et sa domination à une race vaincue », soutient-il avant de constater : « Il y a toutefois une différence notable : si les inégalités ont été assez vite s’atténuant dans l’ancienne France, elles devront mettre plus de temps à disparaître en Algérie ; […] l’opposition de religion et de race est de nature à perpétuer l’écart entre les deux classes, citoyens et sujets. Qu’on ne s’étonne donc pas d’une inégalité de traitement, d’une diversité de juridictions, dans l’administration, dans les lois ; cette inégalité, cette diversité répondent exactement à la situation des classes en présence (note). »

Pour d’autres, au contraire, la comparaison du statut de l’« indigène » avec celui du « serf, taillable et corvéable à merci, de l’Ancien Régime », fonde des revendications démocratiques tendant à l’abolition des dispositions discriminatoires en vigueur dans les colonies au nom même des principes d’universalité dont se réclament la plupart des grandes puissances impériales. Plus largement, Benito Sylvain, qui écrit ces lignes en 1901, dénonce une situation où, « en abusant indignement de la puissance matérielle que lui assure sa funeste maîtrise dans l’art de tuer, en entravant dans un esprit hautainement égoïste l’évolution et le bonheur des autres peuples, l’Europe, depuis le règne à jamais néfaste de Napoléon, constitue un danger terrifiant pour l’humanité tout entière ». La conclusion est énoncée en des termes fort clairs puisque Sylvain affirme : « Dans l’intérêt de tous, il importe d’opposer une digue à sa puissance homicide (note). »

Les origines du statut de sujet, caractéristique de la condition générale des autochtones de l’empire, se trouvent dans le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, estiment de nombreux contemporains. Telle est, par exemple, l’analyse du juriste Aumont-Thiéville qui rappelle le caractère fondateur de ce texte à qui l’on doit la « situation tout à fait spéciale » imposée aux « indigènes », lesquels occupent une position « intermédiaire entre celle du citoyen français » et celle « de l’étranger » puisqu’ils sont « sujet[s] français (note) ». Dans le cas particulier de l’Algérie, ajoutons, contre la légende dorée de l’émancipation des juifs de cette possession, que les « Israélites des territoires du Sud acquis après 1870 […] n’ont pas été naturalisés ». Conséquence de cette mesure qui témoigne d’une application très restrictive du décret Crémieux du 24 octobre 1870 : « Ils sont donc sujets et non citoyens français », observe le colonel Raymond Peyronnet en 1930. Dans l’ancienne Régence d’Alger, les « israélites » sont en effet soumis à deux législations distinctes ; l’une leur accorde la plénitude des droits civiques, l’autre perpétue leur condition d’« indigène » et de mineur politique. De même dans les protectorats tunisien et marocain, où les juifs autochtones sont « sujets du Bey et du Sultan. Et, comme tels, soumis aux lois tunisiennes et chérifiennes », ce qui signifie qu’ils « ne jouissent pas […] des droits du citoyen français (note) ». Voilà qui éclaire d’un jour singulier les « principes » généreux supposés avoir conduit à l’adoption du célèbre décret (note). Volonté d’émanciper tous les juifs de l’empire pour faire cesser des discriminations indignes ? Assurément non. Désir, bien plutôt, d’émanciper certains juifs en particulier pour des motifs conjoncturels propres aux régions anciennement colonisées de l’Algérie. C’est pourquoi les mobiles qui ont présidé à cette décision n’étaient pas universalisables, comme le prouvent les restrictions précitées….

2. L’INFÉRIORITÉ DES « SUJETS FRANÇAIS » « Le mot indigène […] sert à qualifier la population aborigène d’un territoire de colonisation qui a été soit annexé à la France, soit placé sous son protectorat, soit confié à son mandat. » « Il peut être inopportun et même dangereux » de leur accorder « tous les droits politiques et les libertés individuelles à la jouissance desquels ils ne sont pas préparés », écrit le professeur Solus en 1927. Conséquence pratique de cette sage recommandation partagée par l’écrasante majorité de ses pairs et de ses contemporains : « Les indigènes de la plupart des colonies françaises ne sont que des sujets, protégés ou administrés français, et non pas citoyens français. » « En résumé donc, et si l’on veut caractériser […] la qualité juridique des indigènes sujets français, l’on peut dire […] [que] par leur nationalité, ils se rapprochent des citoyens français et se différencient des étrangers ; par leur soumission au statut personnel indigène, ils se séparent des citoyens français et se trouvent dans une situation analogue à celle des étrangers (note). »

« L’existence de cette distinction » entre « citoyens » et « sujets français » s’explique assez aisément », soutiennent aussi les juristes Rolland et Lampué dans leur Précis de législation coloniale publié en 1940. « S’il est normal de traiter la population d’origine européenne comme la population métropolitaine, il n’en va pas de même pour la population indigène. Celle-ci est très différente de civilisation et de formation. Il est d’abord opportun de conserver pendant assez longtemps aux indigènes leurs institutions juridiques. Ces institutions coutumières […] sont en rapport avec l’état social, les besoins, les conceptions morales et religieuses des indigènes. Il faut tenir compte, en outre, d’autre chose. En raison du degré de formation des indigènes et de leur nombre, une surveillance spéciale doit s’exercer sur eux. Il leur faut souvent un régime pénal et même un régime disciplinaire particuliers. Il y a là une nouvelle raison de la distinction des deux statuts (note). » Sans doute, ajoutent les mêmes, ne faut-il « pas exagérer cette distinction » puisqu’elle « ne répond pas à une infériorité permanente des sujets, mais à une situation de transition dont la durée est d’ailleurs difficile à déterminer. La mission civilisatrice de l’État exige qu’on ne maintienne pas indéfiniment les indigènes dans une situation légale leur assurant moins de garanties ». Qu’est-ce à dire ? Nous l’apprenons aussitôt puisque Rolland et Lampué formulent cette audacieuse proposition. « Parmi les indigènes non citoyens, certains ont atteint un degré de civilisation leur permettant de participer à la gestion de leurs intérêts ; ils peuvent être appelés à prendre part à la désignation des membres de certains organes locaux. Parfois même il est possible de leur conférer des attributs importants du droit de cité français, et de leur donner ainsi une sorte de statut mixte (note). » Des citoyens à part entière ? Non, juste quelques droits politiques octroyés avec parcimonie à ceux qui seront jugés dignes de les exercer dans le cadre fort limité d’institutions communales, par exemple.

La règle est donc : pas de citoyenneté pour les « indigènes » en général même si certains d’entre eux peuvent, à titre exceptionnel, bénéficier de prérogatives civiques qui, en dehors de l’Inde française, des Antilles et des quatre communes de plein exercice du Sénégal, leur sont notamment accordées sur la base de critères censitaires, capacitaires et/ou méritocratiques. Critères qui dérogent absolument aux principes garantis en métropole où le suffrage « universel » masculin, selon l’expression consacrée, est établi depuis la chute du second Empire en 1870. La citoyenneté des autochtones n’est donc pas un droit mais une fonction, ou un privilège qui doit être contrôlé par l’« administration » puisque les « indigènes […] ne font pas partie de la nation française » et que, à ce titre, ils ne sauraient « intervenir en aucune façon dans l’exercice de la souveraineté nationale (note) », affirme le spécialiste Jean Runner en 1927. Et, pour ne laisser aucun doute sur la façon dont il faut procéder en ce domaine particulièrement important pour la stabilité de l’État colonial, il précise : dans chaque territoire d’outre-mer, « le développement des institutions politiques doit être cherché dans la continuation des anciennes traditions, abstraction faite des principes démocratiques européens ». Pour celles et ceux qui s’interrogeraient encore sur certains aspects des dispositions en vigueur dans l’empire, voilà une proposition propre à leur apporter une réponse dénuée de toute ambiguïté. Même souci de clarté chez le professeur Mérignhac, qui écrit : « En agissant ainsi, on a évité dans les autres colonies le danger que nous venons de signaler relativement aux noirs et gens de couleur des Antilles. On n’est plus exposé à voir l’élément blanc débordé et noyé dans une masse indigène ignorante » et « superstitieuse que des meneurs adroits feraient voter à leur guise (note) ». Préserver la domination politique des colons, pour ne pas dire le monopole qu’ils détiennent au sein des institutions des possessions françaises, telle est la logique des mesures défendues par les uns et les autres…

Quelques mois après la victoire du Front populaire en mai 1936, le projet Blum-Viollette (décembre 1936) prévoit d’accorder la citoyenneté à environ 21 000 « indigènes évolués » de l’ancienne Régence d’Alger, soit à peine plus de 1 % du corps électoral « musulman » selon les chiffres fournis par Maurice Viollette lui-même. Les critères employés pour élaborer cette réforme limitée, mais abandonnée en raison des menaces de démission des maires d’Algérie, et de l’hostilité de nombreux parlementaires, demeurent méritocratiques et capacitaires. Pour être citoyen, il faut, en effet, avoir accédé à certains grades au sein de l’armée (art. 1er, alinéas 1 et 2), être titulaire de certains diplômes (art. 1er, alinéa 4) ou bénéficier de distinctions militaires (art. 1er, alinéas 3 et 8) ou civiles particulières comme la médaille du travail (art. 1er, alinéa 9). Les objectifs de Viollette sont limpides : associer les élites « indigènes » pour éviter, « comme en Indo-Chine », le surgissement d’un « nationalisme exaspéré auquel les Soviets […] ne manqueront pas de s’intéresser » tout en permettant à la « métropole » de conserver le « contrôle incessant » de « ce pays qui est la clé de voûte de notre immense empire africain ». « Le jour où il y aurait en Algérie une assemblée issue du suffrage universel, ajoute-t-il, ce serait le conflit avec le Parlement métropolitain (note)… »

Du suffrage universel, il n’est donc pas question, précise Viollette dans l’exposé des motifs de ce projet de loi. « Il paraît impossible d’appeler immédiatement l’ensemble des indigènes à l’exercice des droits politiques », écrit l’ancien gouverneur général de l’Algérie avant d’ajouter : « L’immense majorité d’entre eux » sont « loin de désirer encore faire usage de ces droits » et ne se montrent « pas encore capables de le faire de manière normale et réfléchie (note) ». Simple concession tactique destinée à tenter de désamorcer une opposition virulente ? Conviction profonde plutôt, comme semble le prouver un entretien accordé au Populaire dans lequel Viollette déclare : « Il ne s’agit pas de donner le droit de vote à la masse des indigènes algériens. […] Ces pauvres gens sont en immense majorité encore tellement dans la misère que, pour eux, un bulletin de vote ne signifierait rien : il serait à la disposition du premier agitateur venu. […] Ce serait une aventure folle que de jeter ainsi au moins deux millions d’hommes non préparés dans des luttes électorales (note). » Ou comment un ministre socialiste justifie l’exclusion politique des « Arabes » en faisant siens certains des arguments employés par les adversaires du suffrage universel aux XVIIIe et XIXe siècles pour exclure les classes pauvres des affaires publiques ! Si les circonstances sont assurément différentes, la logique argumentative est la même.

L’ordonnance du 7 mars 1944 a mis fin à la minorité politique des « indigènes » algériens avant que la loi Lamine Guèye (note), promulguée le 25 avril 1946, n’étende cette situation à l’ensemble des autochtones. Tardive mais heureuse victoire de la liberté et de l’égalité ? Non. L’instauration du double collège, dans les départements français d’Algérie notamment, a ruiné les effets de cette réforme en accordant à « 500 000 électeurs européens » une représentation identique à celle de « 3 millions d’autochtones » ou, « en se basant sur la population », on arrivait à ce que « 1 200 000 Européens [aient] le même nombre de représentants que 9 millions de musulmans (note) », observe le professeur Gonidec en 1959. L’égalité formelle est ici au fondement de l’iniquité et de la violation de principes démocratiques élémentaires puisqu’elle sanctionne la surreprésentation des premiers et la sous-représentation des seconds pour perpétuer la « prépondérance française (note) », déclare Ferhat Abbas à la tribune de l’Assemblée nationale le 2 août 1946.

D’autres élus de l’Algérie coloniale vont dénoncer cette situation. Le « double collège » est « là pour nous rappeler que nous restons un peu intermédiaires entre le plein citoyen français et l’ancien sujet français que nous étions. Inégalité choquante et aussi injustice flagrante dont nous sommes victimes ! », affirme le député Mohamed Bendjelloul. « Aussi est-ce avec tristesse, mais sans amertume, que nous relevons cette contradiction navrante entre un texte constitutionnel et celui d’une loi électorale. » « Mais hélas ! C’est toujours de l’Algérie qu’il s’agit, toujours terre d’exception et toujours soumise à des lois spéciales ! Nous avons dit que les musulmans algériens n’accepteront jamais d’être diminués dans leur dignité et dans leurs droits ; alors que la Constitution fait d’eux des citoyens libres et égaux en droits avec tous les habitants de l’Union française, la loi électorale réduit leurs droits, les classe en parents pauvres et les relègue, dans leur immense masse, dans un collège de second rang (note). »

Au mois d’août 1947, à l’Assemblée nationale toujours, Mohamed Bentaïeb revient à la charge pour mettre en garde ceux qui soutiennent cette organisation. « La juxtaposition de ces deux collèges ne peut être, dans l’avenir, qu’une source de discussions et de conflits, déclare-t-il. Le musulman verra toujours dans la distinction que fait la loi électorale un état d’infériorité et de méfiance à son égard. Puisqu’on parle d’émancipation, le moins que nous puissions espérer, après tous les sacrifices consentis sur les champs de bataille, c’est que nous soyons aussi bien traités que les bénéficiaires de la loi Crémieux. » « Vous voulez faire deux classes différentes, établir une séparation, en un mot créer une race supérieure et une race inférieure (note). » Ces protestations sans lendemain soulignent la permanence des discriminations et du racisme d’État destinés à perpétuer la domination des colons et l’intégrité de l’empire dans le cadre réformé de l’Union française.

Jusqu’en 1945, les « indigènes » furent soumis à une justice d’exception, sommaire, expéditive et soucieuse de châtier promptement ceux qui avaient affaire à elle. Bras armé de l’État colonial, qu’elle sert d’autant mieux qu’elle lui est inféodée – pendant longtemps, les magistrats exerçant en outre-mer furent privés de l’inamovibilité garantie à leurs homologues métropolitains –, cette justice aux ordres, caractéristique des régimes autoritaires et dictatoriaux, a pour mission essentielle de « frapper […] vite et fort » les « races primitives (note) » auxquelles des peines spécifiques et souvent aggravées peuvent être appliquées, comme nous allons le voir.


La présentation au format pdf est une initiative de Miages-djebels. Elle devrait permettre de faciliter la consultation intégrale de ce document exceptionnel en se rendant sur le site http://www.editions-zones.fr/spip.p... où pourront être consultées en particulier les (notes).

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De L’indigénat
par Olivier Le Cour Grandmaison

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