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TOUBIBA ou Les E.M.S.I. au service de la population musulmane ( Extrait 1ère partie)

samedi 16 mai 2009, par Ginette THEVENIN-COPIN

TOUBIBA « Ou les équipes médico-sociales itinérantes au service de la population musulmane. » Algérie 1958-1962. Le témoignage d’une femme de cœur, d’une femme d’action au service de la cause de la femme musulmane.


La préparation du témoignage et de des photos de Ginette à destination de la toile représente un travail de longue haleine. Mon esprit vagabonde et s’évade vers la Petite Kabylie : Sidi Aïch, El Flaye, etc…. localités proches de Bouzeguène à vol d’oiseau.

A cette occasion, miracle de la toile !... je découvre le site de Nadir Bettache, un enfant d’El Flaye installé dans la région de Montpellier. Nadir est l’initiateur de l’association Identités et Partage. Celle-ci œuvre à rapprocher les cultures issues du bassin méditerranéen.http://www.algerie-livres.com/defau... Concrètement l’association a pour préoccupation d’approvisionner et de faciliter l’exploitation des bibliothèques d’El-Flaye et des différentes localités de la wilaya de Bejaïa.

Une quantité non négligeable de livres dorme dans notre bibliothèque. Je saisis donc l’occasion d’être utile. Contact avec Nadir … C’est ainsi que le 24 avril 2009, avec Jean Marc, la voiture chargée d’un demi-mètre cube de livres, nous gagnons Montpellier où nous remettrons à l’asociation Identité et partage notre chargement à destination d’El Flaye avant de rencontrer Ginette.

Ginette a bien connu cette région il y a cinquante ans du temps de la lutte armée contre la France. Son témoignage a en grande partie pour cadre le secteur de Sidi Aïch, El Flaye, les villages environnants : El Flaye, Tinebdar, Aourir, Taourirt,El Maddi, Takritz, …...avant de se déplacer dans le Constantinois : Chateaudun-du-Rhummel, Collo, Jemmapes, Oued-Zenati , puis les Aurès : Batna.

Claude.


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PDF - 1.1 Mo
Toubiba 15.05.09
TOUBIBA « Ou les équipes médico-sociales itinérantes au service de la population musulmane. » Algérie 1958-1962. Le témoignage d’une femme de cœur, d’une femme d’action au service de la femme musulmane.

Les extraits ci-dessous sont tirés du livre au format pdf.

Chapitre II. Le secteur de Sidi Aïch avec les Chasseurs alpins du 28e B.C.A.. Février 1958 à décembre 1959

2.01. Les premiers contacts avec la population.

Petit à petit, je commence à organiser un planning de travail : dans un premier temps, me faire connaître, puis faire connaissance des autres, séjourner quelques jours dans chaque poste, -Takritz, Vieux Marché, Tinebdard, Taourirt, El Flaye -, en utilisant les convois qui effectuent les rotations assurant le ravitaillement des compagnies. Comme les rotations n’ont lieu qu’une fois tous les huit jours, il me faut un mois pour faire le tour de cet immense secteur qui comprend quatre compagnies.

De ce fait si je monte dans un poste, je ne puis en redescendre que la semaine suivante. Lors de mes séjours dans ces postes, j’assume le matin une permanence à l’infirmerie, j’épaule du mieux possible les infirmiers militaires en les déchargeant d’une partie de leur travail auprès des femmes et des jeunes enfants. Les après-midi, dans la mesure du possible, je me rends en compagnie de l’officier S.A.S (Section Administrative Spécialisée) à la rencontre de la population féminine dans les douars environnants.

Pendant que ce dernier s’active à régler des différends entre villageois ou à résoudre de complexes problèmes administratifs, moi je rends visite aux femmes chez elles. J’ai ainsi l’occasion de découvrir très souvent des malades grabataires, dont l’état ne leur permet pas de parcourir à pied les quinze kilomètres pour descendre dans la vallée pour consulter ou simplement venir au poste chercher des soins. Souvent ils renoncent aux soins faute d’argent. Alors, ils font confiance à la chance, ou à la vieille fatma qui soigne les plaies avec un mélange de sa composition à l’efficacité aléatoire.

De temps à autre, le toubib du bataillon passe une journée à l’infirmerie du poste, et examine les malades sélectionnés au préalable par nos soins dans les cas sérieux et dépassant nos compétences. Bien souvent la plupart des cas relèvent de l’hygiène ou de malnutrition. C’est à nous que revient ensuite la charge d’assurer puis de surveiller l’application du traitement. Remettre la totalité des cachets au malade et lui laisser le soin de gérer la posologie, relève de l’imprudence. Les cachets sont souvent égarés, ou absorbés en une seule fois dans un souci d’une meilleure efficacité imaginaire, ce qui peut s’avérer extrêmement dangereux. Comment conseiller à une femme malade de prendre un cachet toutes les trois heures, alors qu’elle ne dispose ni d’une montre, ni d’un réveil ? Ici la population vit au rythme de la nature, le jour à l’extérieur, la nuit à l’intérieur. Nos anciens vivaient jadis de cette façon.

Mes contacts avec la population féminine sont relativement faciles, hormis les difficultés du langage. Ma visite dans les mechtas est toujours accueillie avec joie. La difficulté est d’en repartir : les femmes kabyles sont très attachantes, gaies, volubiles. Elles ne sont pas voilées, ce qui facilite leur approche. Je découvre de magnifiques jeunes femmes blondes aux yeux bleus. Elles ont des accès de coquetterie surprenants. Les couleurs chatoyantes de leurs robes, leurs foulards, l’éclat de leurs bijoux, le cliquetis de leurs nombreux bracelets, les parent d’un charme qui ne laisse pas indifférent. Elles ont également l’esprit très ouvert, une intelligence qui ne demande qu’à se développer.

Depuis trois mois j’arpente le secteur et commence à prendre mes repères. Le mois d’avril pointe le bout du nez et laisse présager un temps plus clément. Pendant la journée, mon activité soutenue me tient lieu de calorifère, mais les nuits sans chauffage sont inconfortables. Inutile de gémir, c’est la route que j’ai choisie avec ses satisfactions professionnelles qui compensent ces désagréments passagers.

En fin de séjour, près deux semaines de travail ininterrompu, je me lève aux aurores pour intégrer le convoi de protection et rejoindre Sidi Aïch, mon port d’attache dans la vallée. Deux heures de piste chaotique en Jeep. J’arrive littéralement frigorifiée au PC où j’envisage de prendre deux jours de repos bien mérités en attendant un autre convoi qui me conduira dans un autre poste. D’autres douars et d’autres femmes attendent ma venue à l’opposé du secteur.

A l’arrivée, je me précipite à la popote pour absorber un café chaud. Un agréable feu crépite dans l’âtre au centre de cette pièce : voir les flammes danser est un spectacle plaisant que je savoure en même temps en dégustant mon café. Je m’attarde près de la cheminée pour profiter de sa douce chaleur. Je retarde ainsi le moment de regagner ma chambre glaciale. Tout à coup sonnerie du téléphone. Le popotier répond, puis me tend l’écouteur.

  • Miss, c’est pour vous.

Au bout du fil, je reconnais la voix de l’aspirant Toubib.

  • J’ai besoin de votre aide. Je viens d’être appelé par un employé de la gare. Il semble que sa femme a des difficultés pour accoucher. Tenez-vous prête, je passe vous prendre. Une présence féminine à mes côtés me sera bien utile. Bref, nous verrons sur place ce qu’il est utile de faire. Arrivés à la gare, nous sommes accueillis par le père présumé.
  • Merci docteur, c’est pour la femme. Le bébé y veut pas venir !...

À sa suite, nous pénétrons dans une pièce surpeuplée. Ça va, ça vient. Les très nombreuses femmes présentes assises à même le sol tiennent une réunion animée. Elles s’agitent, parlent haut et fort entre elles, indifférentes à ce qui se déroule dans la pièce voisine. Une véritable cacophonie. Ici on fête joyeusement la naissance avant l’heure. Pour clore le tableau : des enfants de tout âge courent dans tous les sens et s’interpellent bruyamment. Nous suivons notre guide et pénétrons dans une pièce adjacente. Sur un matelas posé à même le sol gît une femme. Elle se plaint et gémit. Installée à califourchon sur elle, une femme âgée semble malaxe avec force le ventre de la parturiente et l’encourager de la voix : le ton est plutôt aux reproches qu’aux encouragements amicaux. Devant cette situation inattendue, le toubib m’adresse un regard plein de sous-entendus.

  • Avant tout dit-il, aidez-moi à faire sortir tout ce monde qui piaille et qui s’agite, un peu de calme conviendrait mieux à ce genre de situation. Ce n’est pas chose facile. Tout en maugréant devant mon attitude décidée, les femmes, à l’exception de celle qui s’occupe de la patiente, et les enfants finissent par aller s’installer au milieu de la cour, sans pour autant interrompre les bavardages.

Le calme enfin revenu, le toubib ouvre sa valise et souhaite examiner la future mère. Les difficultés alors commencent. La vieille femme s’interpose et nous abreuve d’injures auxquels nous restons sourds d’autant plus que nous n’en comprenons pas un traître mot. Le mari présent tente de la calmer et tente de nous traduire pour finalement conclure que la patiente ne veut pas se laisser examiner. Le doute s’installe alors dans nos esprits. Est-ce la patiente qui refuse ? ou la matrone qui l’interdit ? À voir son animosité à notre égard, ce doit être la sage femme locale. Il va falloir composer avec elle. Le toubib offre de l’aider sans examen préalable. Rien n’y fait. Ni la supplique du mari qui nous donne son accord, ni le fait que plus on tarde, plus les choses se compliquent.

Entre les protagonistes présents, s’établit un véritable rapport de force : d’un côté la patiente qui gémit et exprime sa douleur, de l’autre la matrone qui nous invective et souhaite nous voir partir. Tandis que nous attendons calmement le dénouement de leur bruyante concertation, le mari tente vainement de faire entendre raison à la récalcitrante, qui s’oppose à toute intervention. Devant ce dialogue de sourds qui s’éternise, en désespoir de cause le toubib propose de faire appel à l’ambulance pour conduire la patiente à l’hôpital. Peine perdue : de conserve les deux femmes refusent. La matrone devient encore plus furieuse par cette proposition qui l’évince et lui ferait perdre les dédommagements habituels en la matière.

Nous passons trois heures en palabres inutiles face aux gémissements et fréquentes quintes de toux de la patiente. Le toubib fait part au mari de son diagnostic : l’enfant se présente par le siège, la naissance s’annonce donc difficile. A bout d’argument, il pose un ultimatum : la femme se laisse examiner et accepte son transport à l’hôpital, ou nous partons. Le long dialogue stérile reprend. La matrone s’oppose à toute solution et s’obstine. Devant ce refus obstiné, découragés, nous prenons la décision de partir. Alors que nous franchissons le seuil de la chambre, le mari se tourne vers nous et nous prend à témoin :

  • Elle veut pas ! Laisse là, qu’elle crève.. !. Mais si tu veux bien, donne-lui des pastilles pour la toux ? Nous sommes stupéfaits, devant cette réflexion inattendue : la toux de la mère a plus d’importance que cette naissance qui risque de lui coûter la vie. Dans l’impossibilité de contrer leur décision, nous partons contrariés et attristés. Je viens de faire connaissance avec un autre monde, son ignorance, son fatalisme, et ses tabous.

Inquiète et tourmentée, bien que sans responsabilité dans cette histoire, je ne veux en avoir le cœur net. Tard dans la soirée, je me fais accompagner en véhicule pour prendre des nouvelles. « L’accouchement a eu lieu, me dit finalement le mari, mais le bébé est mort ». Je ne sais rien su de l’état de l’accouchée. La maison a retrouvé son calme.

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Les journées sont chargées d’activités incessantes, parfois exténuantes à la limite du supportable. Le soir tout le monde se trouve à la popote pour le dîner. La détente et la bonne humeur sont de rigueur. Il est interdit d’y parler service : un moyen efficace pour oublier les vicissitudes d’une vie quotidienne sans temps de repos. Ce jour-là, mon itinéraire passe par le 1ére compagnie, à Vieux Marché, où je n’ai pas encore séjourné faute de possibilités d’hébergement. Par chance, un officier est parti en permission. Je dispose donc de sa chambre. Dans tous ces postes, assez exigus et rudimentaires, trouver un coin inoccupé n’est pas chose facile. C’est même souvent un problème difficile, voire insoluble.

Le responsable du poste et l’officier S.A.S mettent au point notre programme pour aller visiter les douars environnants. Avec l’infirmier et moi-même, nous souhaitons voir tous les enfants et établir un approximatif bilan de santé, car un début d’épidémie de coqueluche est signalé. La vigilance s’impose : ici les épidémies galopent très vite.

Comme de coutume, à l’heure du repas, je me trouve être la seule femme au milieu de cette assemblée masculine que je ne connais pas. Jusqu’à présent, je n’ai essuyé aucune déconvenue. Cette compagnie a la réputation de se composer de joyeux plaisantins. Je m’attends donc à une sérieuse mise en boite. À peine à table, un de mes hôtes me questionne :

  • Aimez-vous la musique ?
  • Bien entendu ! Ce dernier se lève de table et met en marche le légendaire Teppatz, avec le disque Laura de Guy Béart. L’assemblée se met à chanter le refrain en cœur.
  • L’aura....L’aura....lequel de nous l’aura ? Je connais bien cette chanson, un des succès du moment. Je comprends vite que j’en suis l’enjeu. Certains poussent même la plaisanterie jusqu’à faire ouvertement des enchères, et à proposer des mises. Je commence à être gênée, mais me garde bien de le laisser paraître. Jouer la naïve peut parfois être utile. Au dessert, le Capitaine narquoisement me demande :
  • Que pensez-vous de la chanson de Guy Béart ? Et moi innocemment de répondre :
  • Je l’aime beaucoup, c’est un excellent chanteur.
  • Eh bien, vous avez un excellent caractère. Vous n’avez manifesté aucun signe d’agacement. L’autre jour, nous avons fait la même plaisanterie à l’assistante sociale militaire de passage ici. Elle a très mal pris la chose. Ce n’était qu’une petite mise en boite. Vous avez réagi avec beaucoup de fair-play. La 1ére compagnie vous accepte. À l’avenir, considérez-vous comme des nôtres.

Je vais connaître d’autres entractes amusants, toujours dans la limite de la plaisanterie amusante. Je réagirai avec le sourire. Il n’est pas question pour moi de perturber leur univers, mais, par ma présence, d’apporter à leur univers la féminité qui leur manque, et de les conserver en phase avec le monde extérieur.


2.02. Une femme, un enfant blessés et Akila enfermée.

Le mois de mai est un très joli mois. Ici cependant pas de muguet dans les bois. Le printemps pointe le bout du nez et la nature s’éveille. Les premiers bourgeons éclatent sur branches tandis qu’au sol l’humidité favorise la pousse de brins d’herbe vite dévorés par des chèvres squelettiques et affamées. Ce dimanche-là, nous sommes réunis dans la cour du P.C. (poste de commandement) les uns cherchent à profiter des premiers rayons de soleil, tandis que les autres attendent le convoi qui doit les conduire à l’église où traditionnellement un grand nombre d’entre eux assistent à la messe. Dieu est parfois l’ultime recours face aux dangers et à l’horreur. Pourquoi ne pas chercher auprès de lui un peu de réconfort ou pourquoi ne pas le prier pour préserver la vie des vivants aujourd’hui ou accueillir auprès de lui les morts d’hier ou ceux de demain.

Au moment où le convoi s’ébranle, des coups de feu retentissent dans le lointain. Peu après, affolé, le responsable radio accourt vers le Commandant :

  • Mon Commandant, venez vite. Un appel radio pour vous. La 2éme compagnie est attaquée. Quelques instants plus tard, le Commandant revient vers nous au pas de course. Ordre très bref :
  • Vite, tout le monde dans les camions. Nous montons là-haut du côté de Tinebdar, les half-tracks sont déjà partis. Vous l’E.M.S.I., vous prenez votre matériel de secours. On vous embarque. Il y aura peut-être des civils blessés.

Cette fois, plus le temps de réfléchir, je suis bel et bien dans le bain de l’action. La guerre me montre son odieux visage, tout le long du parcours une piste sinueuse d’une dizaine de kilomètres. Nous entendons dans le lointain des coups de feu, des rafales de mitraillettes, des tirs de mortiers, ainsi que le bruit des barons, ces petits avions téméraires qui souvent escortent les convois pour les protéger. Ils arrivent en renfort et effectuent d’audacieux piquets au-dessus de la crête devant nous. Silence général. Le Commandant tente vainement d’obtenir la communication avec le poste tandis que le convoi roule aussi vite que l’état défectueux de la piste le permet. Le poste en vue, la fusillade s’estompe puis s’arrête. À notre arrivée le calme est revenu. Le Capitaine vient à notre rencontre et nous rassure. Pas de blessés sauf un jeune appelé qui s’est fait une entorse en courant se mettre à l’abri.

  • Bien, dit le Commandant qui paraît satisfait, dès l’arrivée des renforts, nous irons faire un tour dans le village. Il faut nous assurer qu’il n’y ait pas de blessés parmi la population civile.

La position de ce poste est assez particulière. Le douar kabyle comme la plupart de ceux de la contrée est presque toujours situé au sommet d’une crête. Pour des raisons de proximité avec le village, le poste militaire a été installé en contrebas. C’est sans doute un doute un mauvais choix, car dans la stratégie militaire qui tient les hauts tient les bas. L’attaque est venue comme il fallait s’y attendre d’en haut, c’est-à-dire du douar.

Lorsque plus tard, nous pénétrons dans le village, il est désert. Comme souvent en pareil cas, le F.L.N. a vraisemblablement ordonné à la population d’évacuer le village avant l’engagement. Les civils ne peuvent que subir et disparaissent dans la nature avant de revenir en catimini dans la nuit, ou le lendemain. Nous circulons donc à notre guise dans le village abandonné. Je découvre avec étonnement, malgré mes nombreuses visites précédentes, une densité insoupçonnée de mechtas. Elles sont accolées les unes aux autres et desservies par un enchevêtrement de ruelles, un vrai labyrinthe.

Subitement parviennent à nos oreilles des plaintes. Elles émanent d’une des mechtas. En pénétrant à l’intérieur, je distingue une femme accroupie à même le sol. Elle tient sur les genoux un jeune enfant, deux à trois ans environ qui pleure doucement. Près d’eux, une vieille femme hébétée se lamente et geint. Après un rapide examen, je constate que l’enfant a reçu dans la poitrine un projectile dont je ne puis définir la nature. Sa respiration bruyante est comparable à un soufflet de forge : le poumon doit être touché. La mère a une petite balafre à la cuisse sans gravité. Quant à la vieille femme, elle est indemne. Par quel malheureux hasard, alors que le village est totalement désert et ne semble pas avoir subi de dégâts, ces femmes sont-elles restées au douar ? Est-ce la peur ? Ou le refus de fuir ? Hélas pour elles, la malchance était au rendez-vous.

Le contenu de ma trousse médicale de première urgence s’avère très utile. Il est conçu pour parer à tous les imprévus. Dans le cas présent, je prodigue les premiers soins à mes deux blessés. Je fais monter du poste la civière de l’infirmerie pour y étendre le plus confortablement possible l’enfant blessé et le descendre au poste d’où il sera transféré à l’hôpital. Alors que je termine mes soins et que les blessés vont être évacués, survient un jeune militaire. Des trémolos dans la voix, il s’écrit :

  • Mon Commandant, venez voir, j’ai découvert une bête sauvage.

Je sais bien qu’il faut parfois s’attendre à des surprises, mais une bête sauvage dans un village kabyle !... Nous ne sommes tout de même pas dans la jungle ! Suivant notre homme parmi le dédale des ruelles, nous accédons à une cour intérieure. À son centre une espèce de cabane en forme de cube aux côtés d’un mètre. Elle est constituée de morceaux de bois et couverte de tôles rouillées et de carton. De l’intérieur de cet édifice inattendu proviennent des grognements, des hurlements. Le Commandant s’approche, jette un coup d’œil par un orifice et recule épouvanté. :

  • C’est une femme ! C’est incroyable ! C’est une femme ! Il demande alors aux hommes de s’éloigner.
  • Vous lui faites peur, dit-il vous. Se tournant vers moi, il ajoute.
  • Approchez-vous ! Essayez de lui parler doucement. Vous êtes une femme. Cela devrait calmer sa peur et faciliter les contacts.

Je me mets à genoux, et réussis à passer la tête dans une ouverture pratiquée par les militaires lors de la découverte. De ce curieux édifice, je m’adresse à cette forme indistincte avec beaucoup le plus de douceur possible. J’essaye de calmer sa peur et lui explique que je ne lui veux aucun mal, que je vais m’occuper d’elle.

Petit à petit elle s’apaise puis se calme. Elle semble m’accorder sa confiance. J’ai même l’impression qu’elle me comprend. Au fur et à mesure que mes yeux s’accommodent à l’obscurité du lieu, je découvre l’horreur. Au milieu de son réduit est planté, solidement enfoui dans le sol, un petit tronc d’arbre tient lieu de pilier autour duquel sont enroulées des chaînes. Incroyable !....Une femme est enchaînée là par les chevilles, telle une bête malfaisante. Elle est assise sur un tas de détritus, vêtue de guenilles, la chevelure poisseuse jusqu’à la taille, emmêlée, sale, la peau recouverte d’une épaisse couche de crasse, et des ongles démesurés, de vraies griffes. (Je la reverrai de façon saisissante bien des années plus tard en allant voir le film « la guerre du feu ». Seuls paraissent vivants les yeux, des yeux noirs perçants. Un regard hagard qui exprime à la fois la peur, la fatalité et qui semble tout attendre de moi.

J’appelle à l’aide les militaires ébahis qui m’entourent. Ils s’empressent de poser leurs armes et mettent rapidement la cabane en pièces. À la lumière du jour, le spectacle de cette horreur paraît encore plus irréel, effarant. Après avoir libéré la prisonnière de ses chaînes, je tente en vain de la mettre debout. Hélas ses jambes refusent tout service : elles ne peuvent la porter. Elles ressemblent à deux bâtons noueux pendant lamentablement d’un torse humain. Dans l’impossibilité de se tenir debout dans son cachot exigu où elle était condamnée à vivre, ses membres inférieurs, avec le temps, se sont atrophiés.

C’est un spectacle affligeant, révoltant que de voir un être humain réduit à cet état. Avant d’enquêter sur les causes d’une telle situation, première urgence : prendre en charge l’infortunée et la conduire à l’hôpital. Oui, mais comment ? Aucun véhicule ne peut entrer dans le douar avec des ruelles aussi étroites. Finalement deux jeunes militaires se dévouent et se rappelant leurs jeux d’enfant, croisent leurs mains pour faire une chaise à porteurs. Leur pitié est supérieure à leur dégoût. Telle une reine sur son trône, encadrée de deux charmants pages, voilà notre infortunée transportée jusqu’au véhicule. Nous gagnons la vallée avec les blessés et notre malheureuse.

Il faut à présent conduire au plus vite tout ce petit monde à l’hôpital. Si la mère paraît aller mieux, en revanche le petit garçon me donne beaucoup d’inquiétude. Le retour en camion sur la piste cahotante est pour lui une souffrance supplémentaire. Le médecin militaire, par radio, me conseille de lui administrer par piqûre un calmant que je trouve aisément dans la trousse d’urgence.

J’avoue sans fausse honte être un peu remuée : c’est la première fois que je vis de telles péripéties. Cela marque. Dans le confort d’un dispensaire ou d’une infirmerie, il est plus aisé de donner des soins et de dissimuler son trouble. Mais avec un tel enchaînement, les émotions ressenties prennent le dessus. J’ai les mains qui tremblent un peu en remplissant la seringue. Le Commandant qui se trouve à mes côtés m’adresse alors cette réflexion sèche :

  • Vous en êtes capable, ou je dois la faire à votre place. Cette remarque, un peu tranchante, loin de me contrarier me permet de me ressaisir et de retrouver mon équilibre. Une bonne gifle morale est parfois salutaire.

Le retour me paraît interminable. À chaque cahot de la piste, j’ai l’impression de ressentir dans mon corps, ce que mon petit blessé éprouve. Ma séquestrée, à la recherche de protection, tient ma main ou le bout de ma manche en permanence. C’est pour elle un gage de sécurité : je suis sa bouée de sauvetage. Nous finissons par parvenir à l’hôpital de Sidi Aïch, où à ma grande stupéfaction, je m’entends dire qu’il n’y a pas de place pour mes trois blessés. J’insiste.

N’étant pas déjà d’une nature très patiente, surtout après toutes les épreuves de cette mémorable journée, je suis prise d’une sainte colère. Je connais le fonctionnement particulier de cet établissement où certains lits sont souvent occupés par des cas sociaux un peu fragiles qui trouvent ici le gîte et le couvert à moindres frais. Parfois aussi, des rebelles viennent ici incognito se refaire une santé avec l’accord tacite de certains responsables complaisants.

Je fais un véritable scandale et vais jusqu’à menacer le responsable du service : si je n’obtiens pas immédiatement trois lits, je vais appeler en renfort la police pour effectuer un contrôle des malades : elle mettra dehors tous les simulateurs. Ma fureur est telle que l’effet est radical : trois lits sont aussitôt libérés. Mon petit malade est dirigé vers le service de chirurgie, sa mère vers l’infirmerie. Moi je prends en charge la bête sauvage.

Un homme de service musulman, compatissant aux difficultés, depuis mon arrivée ici, m’accompagne et spontanément me propose une aide que j’accepte volontiers. Il a dans le regard une gentillesse qui le rend sympathique : sans doute un brave père de famille. Il me prête main-forte pour transporter ma patiente jusqu’à une salle de bain, me fournit tout ce que je lui demande, ciseaux, serviettes, savon, éponge. Il m’aide à l’asseoir dans la baignoire. Je lui demande alors de me laisser seule avec elle, le reste me concerne personnellement.

Je commence par la déshabiller avec l’aide d’une paire ciseaux. Les guenilles qui font office de vêtements ne seront plus utiles. Je n’ai pas d’autre solution que de continuer à employer les ciseaux pour venir à bout de la chevelure, puis des ongles. Je relègue tous ces oripeaux dans un coin de la pièce : l’odeur est plutôt dérangeante.

Confiante, elle se laisse faire. Cela me prend pas mal de temps : un bain ne suffit pas. Il en faut plusieurs. Peu à peu avec ces décrassages successifs, l’infortunée commence à prendre figure humaine. Je découvre alors avec plaisir qu’elle est même plutôt très jolie. Depuis que nous nous trouvons seules toutes les deux, pour la mettre en confiance, je ne cesse de lui parler. Mon monologue meuble le silence. Rassurée, elle se hasarde à me dire quelques mots, puis des bribes de phrases mélangées en kabyle français. C’est certes élémentaire, mais elle réussit à se faire comprendre. C’est ainsi qu’elle m’interroge sur mon nom, puis me donne le sien : Akila. Je la trouve bien jeune, entre dix-sept et vingt ans.

L’opération propreté terminée, j’ouvre la porte et découvre avec surprise que l’homme compatissant est toujours là devant la porte, prêt à interdire l’entrée ou à venir à nouveau à mon aide. J’ai effectivement bien besoin de son concours pour transporter ma protégée :.

  • Venez, je vous ai trouvé une chambre, juste derrière l’hôpital. Il y a un autre bâtiment inoccupé. C’est l’ancien asile de fous, mais vous savez, maintenant les fous sont en liberté dans la nature. On ne les enferme que lorsqu’ils deviennent dangereux, et encore à condition qu’on les attrape. Soyez rassurée, Mademoiselle, je vais veiller sur elle comme sur ma propre fille.

Je comprends alors que je peux lui faire confiance. Nous la transportons à l’aide d’une chaise, lui d’un côté, moi de l’autre. Dans l’état plutôt squelettique où elle est, l’effort n’est pas considérable. À son air confiant, je comprends qu’elle commence à apprécier cet agréable moyen de locomotion, qu’elle imagine être son carrosse. La bête sauvage, telle peau d’âne, s’est métamorphosée en une très jolie princesse, propre, ayant abandonné ses haillons. La chambre que je découvre alors est sommairement meublée, et comporte un lit en bon état, une chaise, et une petite table de nuit. Comparée à sa demeure précédente c’est le grand luxe. Après l’avoir nourrie et mise au lit, nous la laissons se reposer. Au moment de notre départ, elle a un instant d’affolement. Sans doute la peur du retour de ses geôliers. Elle demande à Ahmed de fermer la porte avec le verrou. Elle veut se sentir en sécurité.

Effectivement, l’aide de Ahmed m’est très précieuse. Les jours suivants, quotidiennement, il est présent, lui porte ses repas, l’aide à faire ses premiers pas. De mon côté en effet, même après aménagement de mon programme pour rendre des visites aussi fréquentes que possible, il m’est impossible de rester en permanence auprès d’elle.

Petit à petit, ses jambes retrouvent leurs fonctions, mais seul le temps peut leur redonner vigueur et motricité. Ensuite dès qu’il dispose d’un peu de temps, Ahmed l’accompagne pour une petite promenade dans le jardin. Mais pour lui faire reprendre goût à la vie, pour la guérir de cette peur maladive qui l’habite, il faut de la patience, du temps, beaucoup de temps. Ahmed, un jour au cours de l’une de mes fréquentes visites me confie :

  • Même le soleil lui fait mal aux yeux. Elle insiste toujours lorsqu’elle regagne sa chambre pour que je ferme la porte. Alors pour la rassurer, je pousse le verrou.

Bien entendu, il faut tirer cette lamentable affaire au clair et mettre la famille en demeure de s’expliquer : quelles sont les raisons qui poussent des parents à commettre de telles atrocités. Nous apprenons l’incroyable vérité. Ce n’est pas un conte de fées, mais l’histoire sordide d’une très jolie jeune fille gaie, souriante, heureuse de vivre. Elle a même fréquenté l’école un certain temps, ce qui explique sa connaissance même imparfaite de la langue française. En Kabylie, les femmes sortent le visage découvert, ce qui permet de découvrir l’éclatante beauté de certaines. Elles vont, viennent, circulent au milieu de leur douar, se retrouvent très souvent au cours de la journée, par petits groupes, près de la fontaine, lieu de rires et de longs bavardages.

Mais le destin... ! Il existe là-bas, comme ailleurs, des musiciens qui vont à pied de village en village, présentant leurs talents musicaux, un peu comme nos troubadours d’autrefois. Un jour près de la fontaine ou ailleurs peu importe, le regard d’un jeune et beau musicien de passage croise celui merveilleux d’Akila. C’est alors le miracle fulgurant de l’amour. Ils se revoient, en cachette bien entendu, et finissent par envisager un avenir à la mesure de leurs sentiments. Lui rêve de l’emmener au loin, elle de partir ailleurs pour découvrir une vie meilleure et différente. Il lui parle d’enlèvement. Elle est d’accord pour le suivre aveuglément au bout du monde.

Par une femme trop bavarde ou jalouse, le secret de leur projet parvient aux oreilles de sa famille pour qui cette liaison est ressentie comme une insulte, une entorse à la tradition. Pauvre Akila que le destin a fait naître dans un monde où l’homme décide du sort de la femme ! Celle-ci obéit et doit subir le destin qu’on lui impose. Pour mettre radicalement un terme à ce projet que la famille réprouve, Alika est enfermée. Devant son merveilleux rêve brisé, elle réagit avec colère, telle une furie. Ses proches finissent alors par l’isoler, pour finalement l’enchaîner pour l’empêcher d’aller rejoindre son beau musicien.

Au départ son emprisonnement ne devait durer que quelques jours, le temps que son soupirant découragé d’attendre parte ailleurs. Mais le temps qui passe ne fait que décupler le chagrin et la fureur d’Akila. Elle se rebiffe, hurle, griffe, tous ceux qui tentent de l’approcher. Sa famille la croit devenue folle et prend peur au point de bâtir autour d’elle une barrière qui devient une cage, puis une prison, dans laquelle même un être humain ne peut tenir debout. Par une ouverture on lui passe la nourriture, l’eau. Elle dispose l’hiver d’un petit kanoun dont les braises apportent un semblant de chaleur à son pauvre corps qui se recroqueville. Avec le temps ses jambes s’atrophient. Elle devient…une bête sauvage. Ce long calvaire durera ainsi plus de deux longues années, vécues douloureusement. Elle pensait n’en voir jamais la fin. Notre arrivée met un terme à cet enfer.

Trois mois plus tard, lors d’une visite au douar, je convoque les parents et les mets en présence de leur fille. Une fille qu’ils ont peine à reconnaître, tant la métamorphose est stupéfiante. Ils fondent en larmes. La honte ou les regrets.. !. Je les invite à la reprendre et à lui assurer dorénavant une vie convenable en prenant bien soin de leur préciser que j’exercerai une surveillance particulière de tous les instants.

La vie reprend son cours normal. Lors de mes fréquentes visites à Akila, celle-ci, chaque fois, m’entoure de grandes marques d’affection. Lorsque je lui demande si elle est heureuse à présent, son regard se tourne vers l’horizon : des larmes perlent aux bords de ses paupières tandis qu’un frêle sourire qui n’aura jamais plus jamais le reflet de celui de jadis, effleure ses lèvres.

Malgré l’affection que je lui témoigne, le secours moral que je lui apporte, elle a toujours cet instinct animal qui lui fait fuir ses semblables : rien ne pourra jamais effacer de sa mémoire ces longues années de cauchemar et de souffrance. Elle éprouve toujours la nécessité de tirer le verrou entre son entourage et elle. Et peut ainsi sans doute rêver à une autre vie ! … Si un beau troubadour réussissait à lui bâtir un ailleurs, fait d’amour et non de haine.


2.03 . Le mois de mai 1958 à Sidi Aïch.

Rien ne différencie ce 13 Mai 1958 d’une autre journée. Après un hiver rigoureux, le ciel en ce début de matinée laisse présager une journée magnifique. Le soleil réchauffe la terre d’où émergent les premières pousses de verdure. Dès le réveil, comme à l’accoutumée, j’allume mon transistor, ces petits postes révolutionnaires pour l’époque. Ils n’ont pas besoin du courant électrique et nous permettent d’avoir un lien avec l’extérieur depuis Taourirt, poste isolé, installé à la limite de la forêt de l’Akfadou. Je ne comprends pas ce qui se passe : le programme habituel est tout chamboulé et la radio paraît en délire.

Alors que nous sommes, tranquillement en train de prendre notre petit déjeuner à la popote, un sous-lieutenant survient et déclare en entrant.

  • Bonjour tout le monde. Mon Capitaine vous avez écouté la radio ce matin. Je ne comprends pas ce qui se passe à Alger, mais cela fait du bruit.
  • Non je n’ai pas écouté. Après la sortie dans la nature d’hier, qui n’avait rien d’une partie de plaisir, j’ai dormi comme une souche. Allez donc nous chercher un poste radio, nous allons écouter ça.

En effet, il se passe quelque chose d’inhabituel à Alger : la radio retransmet les bruits d’un monde en effervescence, le speaker particulièrement excité s’adresse à la foule algéroise massée sur le forum. Cette foule en délire acclame à grand bruit, tantôt Salan, tantôt Massu, ces généraux en place à Alger, et d’autres noms de personnalités qui me sont inconnus. Par la voie des ondes, il est très difficile de se faire une idée précise de la situation.

Beaucoup plus tard dans la soirée, nous avons un aperçu des événements. Le peuple en délire semble avoir pris racine sur le forum et ne cesse d’acclamer ses idoles. L’ambiance ne laisse pas transparaître une situation dramatique. Ce 13 mai 1958 fera date dans l’histoire de l’Algérie. Par leur action, quelques audacieux généraux tentent d’inverser le cours de l’histoire. Beaucoup plus tard, nous découvrirons la vérité sur cette journée historique qui se déroule sans que nous en mesurions la portée.

À la popote, les commentaires vont bon train. Chacun donne son avis. Un sergent nous fait partager ses sentiments :

  • Ah, si les militaires se fâchent ça va changer. Ils ne tiennent pas à ce qu’on leur fasse à nouveau le coup de l’Indochine : se faire casser la gueule pour rien. Certains reconnaissent :
  • C’est bien le boulot des militaires d’aller au baroud, mais il n’est pas question de recevoir en retour des coups de pied au cul, pendant que les politiques des deux bords trinquent ensemble au-dessus de nos cadavres. C’en est assez !. Et puis les petits jeunes du contingent, on ne leur a pas demandé leur avis pour les envoyer à la casse pipe, ça, il ne faut pas l’oublier.
  • Moi aussi, ajoute le sergent-chef. Je suis d’accord pour aller gueuler à Alger sur le forum. Un autre demande une permission pour se rendre à Alger, afin d’aller se rendre compte de la situation de plus près. D’un sourire le Capitaine clôt le débat :
  • Soyez un peu sérieux. Tout le monde reste à son poste. Pour nous rien de changé. Aujourd’hui comme hier, les fellaghas nous attendent peut-être au tournant de la piste. Il faut continuer notre travail et redoubler de vigilance.

Depuis deux jours, chacun vaque à ses occupations, un poste radio à proximité, branché sur la même longueur d’onde : quel que soit l’endroit, le contenu des informations est identique. On perçoit toujours le brouhaha de la foule survoltée, qui semble infatigable et scande en permanence des slogans. Le dernier « Algérie Française » s’amplifie et devient un réel leitmotiv.

Face à cette situation, je ne connais pas les sentiments profonds des autres. Pour ma part, c’est la première fois que j’entends clamer aussi fort des slogans patriotiques. Sans être particulièrement cocardière, je suis touchée par ces voix exaltées qui nous arrivent par le canal des ondes et hurlent à l’unisson leurs joies, leur espoir en une tranquillité prochaine et leur foi en une paix enfin retrouvée. C’est un encouragement. Nos souffrances et nos deuils n’auront peut-être pas été inutiles si la paix revient enfin dans ce pays.

Le temps passe, aujourd’hui, comme hier, l’ardeur des Algérois reste toujours aussi intense. À la population de la capitale et des faubourgs majoritairement musulmane, se joint un flot humain venu des quatre coins du pays. La foule continue de crier à tue-tête et d’acclamer sans répit ces Généraux, qui depuis ces derniers jours font son admiration. Elle est lasse de tous ces hommes politiques qui se sont succédé et qui, par leur incompétence et leurs décisions irréfléchies, n’ont fait qu’aggraver la situation. Cette foule déchaînée trouve finalement une autre idole et réclame à grands cris le Général De Gaulle. C’est un appel à l’aide, un espoir. Elle réclame un sauveur.

Je suis exténuée, les malades toujours aussi nombreux occupent pleinement ma journée. Par ailleurs, portés par les événements qui se déroulent toujours en Algérie, et ont des prolongements à travers tout le pays, nous restons éveillés tard dans la nuit, l’oreille collée au poste radio. Les journées sont très longues tandis que les nuits sont très courtes.

En soirée est parvenu le message radio suivant à la compagnie à Taourirt : « Le 18 mai 10 heures - stop - défilé à S.A ; - stop – avec population musulmane - stop - organiser convois, drapeaux,banderoles - accord pour transports civils - stop - fin ».

Recevoir ce genre de message à 19 heures ne peut que mettre le Capitaine dans l’embarras. C’est vraiment court comme temps de préparation. Comme c’est l’heure du dîner, exceptionnellement nous débattons de ce sujet d’actualité autour de la table. Les problèmes paraissent parfois plus simples au cours d’un repas, même s’il s’agit de celui de l’ordinaire. La solution peut jaillir entre la poire et le fromage, même si le menu du jour ne comporte ni l’une ni l’autre.

  • Pour le convoi, je m’en charge dit le Capitaine. Mais pour les banderoles où aller les chercher coincés que nous sommes ici, sur ce piton à la limite de l’Akfadou ? Il nous faudrait pour le moins un prestidigitateur. Face à un problème de ce genre, il ne reste qu’une solution : faire marcher sa matière grise. Une idée me vient alors à l’esprit :
  • Ecoutez Capitaine, si vous me trouvez du tissu blanc, je suis à même de résoudre l’épineux problème des couleurs.
  • Ma parole, Miss, vous voulez faire des miracles. Je ne peux que vous proposer deux draps de l’armée, et encore ils sont gris. C’est à ce moment que le Sergent s’écrit :
  • Moi, mon Capitaine, j’en offre. Il y a sur une étagère du magasin une pièce de tissu blanc. Souvenez-vous, celle que nous avons découverte au fond d’une cache le mois dernier au cours d’une opération. Moi je trouve plutôt cocasse de s’en servir pour faire des drapeaux tricolores !
  • Bon très bien ! À présent, parlez-moi des couleurs, parce qu’à mon avis les couleurs sont d’une importance majeure.
  • C’est très simple, à l’infirmerie il y a du mercurochrome, et du bleu de méthylène. Avec un peu de système D ! Après tout, ce système est bien une invention française ! Proposition envisagée : découper des rectangles de tissu blanc, plonger verticalement un tiers du tissu dans le rouge, faire sécher. Avec la chaleur ambiante actuelle, il ne faudra pas attendre trop longtemps. Par la suite, même opération à l’autre tiers dans le bleu. Comme vous le voyez, c’est simple comme un jeu d’enfant.

C’est ainsi que, pendant une grande partie de la nuit, la popote se transforme en atelier de peinture. Les artistes présents oeuvrent au milieu des rires et dans la bonne humeur, émoustillés en pensant à la tête des autorités de Sidi-Aïch : sachant pertinemment bien que nous étions démunis de tout, elles nous avaient mis au défi de trouver drapeaux et banderoles. Un jeune appelé, particulièrement fouineur finit même par découvrir un pot de peinture rouge, en réalité plutôt rouge grenat, abandonné au fond du magasin du fourrier. En prime, nous réalisons des calicots avec d’immenses Croix de Lorraine.

Pour ma part, je ne faillis pas à la tradition des E.M.S.I. dont l’autre devise est « il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions ». Il faut reconnaître qu’il faut parfois une grande dose de persévérance et d’imagination pour arriver à en résoudre certains.

Avertie par nos soins, la population de Taourirt, monte à l’assaut les camions et nous accompagne à Sidi-Aïch où doit avoir lieu le défilé. Le convoi prend un air de fête : les drapeaux et les calicots claquent au vent. Les Musulmans arrivent spontanément de tous les douars environnants, certains arborent fièrement sur leurs djellabas, leurs nombreuses décorations militaires qui attestent de leur courage pendant la guerre de 39-45. Je constate avec satisfaction qu’un grand nombre de femmes de tout âge participe à ce rassemblement. C’est pour moi une révélation : pour la première fois depuis mon arrivée ici, je vois des visages féminins souriants et ouverts. Cela paye de bien des peines et entrouvre la porte de l’espoir : nous allons connaître un jour une vie meilleure.

Les journaux qui nous parviennent enfin corroborent, larges photos à l’appui, les informations entendues à la radio. Ils donnent des détails sur l’ampleur de la foule présente dans les rues d’Alger et insistent sur le nombre de femmes européennes et musulmanes présentes côte à côte. Ces dernières jettent même rageusement leurs voiles. Un geste symbolique, comme un adieu au passé, un appel à la liberté. Une liberté d’être qu’elles revendiquent à grands cris, car pour elles la vraie révolution commence par le droit d’aller, de venir, la possibilité d’évoluer, d’étudier, de choisir leurs vies, d’occuper la place qui leur revient dans la présente société.

Quelques privilégiées parmi elles y sont parvenues. Ces dernières, des exemples à suivre, sont frappées hélas d’anathème par la grande majorité des hommes. Ces derniers s’emploient à les montrer du doigt et à les condamner. Pour assurer l’émancipation de la femme musulmane, un gigantesque travail reste à accomplir. Il faut éduquer, aider, soutenir, convaincre. Il en va de leur avenir et ce celui du pays. Certes, dans les villes l’enseignement est plus accessible ; l’éducation se propage plus rapidement. Mais combien d’années faudra-t-il pour atteindre la multitude de villages, de douars, dispersés sur l’ensemble de ce vaste pays ?

Il faut avant tout que les hommes reconnaissent qu’un pays ne peut être fractionné en deux parties : l’une masculine qui avance, accepte la transformation, la marche en avant, l’autre féminine qui stagne et demeure dans l’ignorance. Les femmes doivent avoir aussi leur place dans l’évolution et l’avenir de ce pays. C’est tous ensemble, hommes et femmes que se fera la marche vers le progrès. Car seuls le travail et l’éducation permettront l’essor et donneront accès à l’amélioration des conditions et au contrôle de cette démographie galopante. Celle-ci pourrait étouffer ce pays au sol aride et sec, pauvre en ressources alimentaires.

Aujourd’hui dimanche, la journée s’annonce particulièrement chaude. L’hiver est un lointain souvenir. Sachant depuis la veille qu’une section doit se rendre de Taourirt à Sidi-Ayya, j’en profite pour me joindre à elle. Ici, en ce moment les dimanches sont considérés comme les autres jours. Comme ce village est très difficile d’accès, je ne m’y rends pas aussi souvent que je le souhaiterais. Le douar est en effet situé au sommet d’un piton. Pour l’atteindre : seize kilomètres de piste épouvantable, suivis finalement, par temps sec, d’une marche de quatre kilomètres, dans le lit caillouteux d’un oued. Un parcours qui met les chevilles à rude épreuve. Autre solution pour atteindre le piton par la piste un parcours deux fois plus long dans une région où l’insécurité est totale. La difficulté d’accès est-elle une raison suffisante pour ne jamais aller à Sidi-Ayya ?

Cinq heures du matin, départ. La piste est à la hauteur de sa réputation, sinueuse et cahotante à souhait. Un environnement cependant magnifique. Quel réel émerveillement d’admirer autour de soi le relief de ce pays. Tout particulièrement tôt le matin au lever du soleil qui inonde la nature d’une luminosité irréelle. Ses premiers rayons caressent le vert naissant des jeunes pousses au milieu des taches jaunes des touffes de genêts. Je ne connais rien de plus beau que la Kabylie au printemps. Un véritable enchantement. Une vision féerique qui me reste en mémoire comme un rêve inaccessible. Hélas, cette beauté est éphémère. La saison chaude prochainement va brûler et dessécher cette végétation, avant de stériliser provisoirement la terre.

Les véhicules grimpent au pas sur la piste ; la montée est rude, les moteurs chauffent. Il faut s’arrêter, attendre puis repartir, s’arrêter à nouveau. La plus grande vigilance est recommandée dans cette contrée. Le chef de bord du véhicule de tête repère, semble-t-il, des individus suspects. En définitive, quelques civils affolés à la vue du convoi. Rassuré de part et d’autre, chacun reprend sa route. Le convoi parvient enfin à destination. Pour la suite, il faut s’armer de courage et gravir pédestrement jusqu’au village. L’eau en dévalant cette pente lors des récentes grandes pluies a raviné le parcours et a surtout charrié de grosses pierres, qui souvent roulent sous nos pieds et nous font trébucher. Essoufflés, nous parvenons au douar, tout mouillés de transpiration.

À l’arrivée de chaque village, c’est toujours le même rituel : en premier lieu, aller à la rencontre des hommes. Pour cela, il suffit de se diriger vers le centre du douar ou près de la mosquée. Aller vers eux et les saluer est primordial. C’est un signe de respect à l’égard des anciens. Leur accueil est toujours chaleureux. Après les salutations d’usage, je leur explique le motif de ma venue : rendre visite aux malades, si malades il y à. Le plus âgé d’entre eux me confirme :

  • Oh Mamzelle, ici il y en a beaucoup des malades, des jeunes, des vieux.
  • Pouvez-vous demander aux enfants d’aller prévenir les femmes de ma présence. J’attends ici, celles qui souhaitent me voir. Mon interlocuteur demande aux enfants d’aller prévenir les femmes que la Toubiba est là.

Comme une volée de joyeux moineaux, ceux-ci s’éparpillent parmi les ruelles du douar afin de répandre la nouvelle. Bien vite, les femmes les plus téméraires affluent avec leurs petits. Ils présentant un bobo par ci, un bobo par là, un mal de tête, une diarrhée, une écorchure, une blessure assez ancienne déjà infectée. Commence alors le défilé de certaines femmes, qui réclament avec insistance la piqoure qu’elles considèrent comme le remède miracle, comme si elle pouvait être administrée ainsi à loisir. Un youled agrippé à ma jupe quémande une friandise. Je satisfais avec un simple bonbon. Tout se passe au milieu d’une marée humaine, devenue dense et sous un soleil, qui au fil des heures, devient de plus en plus brûlant et éprouvant.

Quatorze heures ! Le chef de section me fait dire qu’il est temps de prendre le chemin du retour. Je commence donc à rassembler mon matériel dispersé autour de moi. C’est alors qu’un des vieux du village s’approche de moi pour me dire :

  • Toubiba, une femme là-bas, elle est beaucoup malade, il faut aussi que tu la soignes.
  • Si elle peut se déplacer, faites-la venir, car il est déjà tard, je dois bientôt partir.
  • Attends, les femmes sont parties la chercher.

Quelques minutes plus tard, s’avance vers nous un étrange cortège composé d’une personne âgée. Celle-ci marche péniblement, soutenue par quelques femmes qui la guident, entourée d’autres qui se lamentent. Parvenue près de moi, je découvre dans son regard une grande détresse. Comme je m’informe de son mal, elle enlève le chiffon, qu’elle tient appliqué sur sa joue. Je découvre alors l’horreur à l’état pur, J’ai devant moi une vision à la limite de l’insoutenable : la joue droite de cette femme droite n’est plus qu’un immense trou béant, plein de pus, de croûtes. J’entreprends alors de nettoyer la plaie qui semble s’agrandir à l’infini, dégageant une odeur nauséabonde. Que de souffrances endurées pour en être arrivée là. À l’origine, sans doute une banale écorchure. Le manque de soins et surtout l’absence totale d’hygiène ont offert aux microbes un terrain propice pour proliférer.

Au début, j’ai trois jeunes militaires autour de moi. Soudain je vois le premier s’éloigner. Il ne peut supporter un tel spectacle. Le second prétextant un besoin pressant, fait de même. Quant au troisième je ne le vois pas partir. Je ne peux que comprendre leur réaction. Je fais de mon mieux et essaie vainement de la persuader de venir avec moi, pour la conduire à l’hôpital. En vain ! Elle ne veut à aucun prix quitter son village. Rien ne m’autorise à aller à l’encontre de sa volonté.

Je fais de mon mieux sachant que demain elle va retrouver ses chiffons sales. Le mal ne fera donc qu’empirer. Face à une telle situation, j’éprouve un sentiment de colère et de révolte. Je suis en effet désarmée, impuissante. Après son départ, j’avoue sans fausse honte, comme les trois jeunes militaires, être allée, moi aussi, dans un coin soulager mon estomac. A l’avenir je me promets d’avoir dans ma mallette d’urgence, un petit flacon d’alcool de menthe et quelques morceaux de sucre. En pareille circonstance, ce n’est pas superflu.

Pour le retour, la descente est plus facile. Un dimanche bien rempli. À l’arrivée le repas amélioré du jour attend notre retour et se déroule dans une ambiance de franche gaieté. Chacun de nous essaye d’oublier, ses fatigues, ses angoisses, en un mot la guerre. La tranquillité du moment est toute relative, alors que peut-être demain ! Mais demain est un autre jour. Il sera alors bien temps d’y penser. C’est ainsi qu’il faut vivre ici. À chaque jour suffit sa peine

Lorsque je relis mon petit carnet, mon pense-bête qui supplée souvent ma mémoire défaillante, je retrouve les faits les plus marquants qui jalonnent ma route. Ceux dont ma mémoire garde une trace joyeuse mais aussi le plus souvent douloureuse que je préfère passer sous silence pour tenter de les atténuer. Tous ces petits riens, qui remplissent oh combien une journée. Certaines d’entre elles sont souvent trop courtes pour accomplir le programme que je me suis fixé. Comme ce jour-là, où l’infirmier parti en opération, je passe toute la matinée, à accomplir non seulement ma tâche, mais également la sienne en prime.

Submergée de travail, je fais piqûre après piqûre. Pressée à la vue de la longue file d’attente devant l’infirmerie, je les fais par automatisme. À tel point que j’oublie que la B.12 s’injecte lentement. Dans le cas contraire, elle occasionne une légère brûlure. Pressée par le temps, j’accélère involontairement l’injection. Sous l’effet de la brûlure, ma patiente fait un léger bond en avant. Consternée, j’attends de sa part une réaction de réprobation. À mon grand étonnement, elle me saute au cou. J’essaie de comprendre sa réaction et d’analyser son attitude. Je finis par comprendre qu’elle est satisfaite : dans son esprit la douleur est un signe d’efficacité du remède qui lui semble plus actif.

La charge de travail est immense entre les malades à soulager, les leçons d’hygiène et de puériculture que je commence à dispenser dans certains villages. Pour diffuser la bonne parole, je rassemble des mères de famille d’enfants en bas âge dans la maison de l’une ou l’autre d’entre elles, à tour de rôle, car chacune souhaite m’accueillir. S’ajoute au programme du jour, les imprévus qui surgissent sournoisement, auxquels il faut à tout prix faire face avec le sourire. C’est souvent le plus beau des cadeaux, celui qui panse les plaies du cœur. Je ne sais plus qui a dit un jour : « Si tu rencontres un jour sur ta route, un être trop fatigué pour sourire, donne-lui le tien. »

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Être la seule femme au milieu d’un environnement exclusivement masculin n’est pas chose aisée. Il faut savoir rester soi-même, inspirer le respect, gagner la sympathie de tous ceux avec qui je partage un quotidien éprouvant composé d’embûches, de difficultés, trop souvent de deuils et parfois malgré tout, de petites joies. Je tâche d’adopter un comportement identique avec chacun, du Commandant au deuxième classe. Mon souhait personnel inavoué : que chacun d’eux se dise que l’E.M.S.I, est une fille sympa. J’essaie donc de répondre présente, quel que soit le degré d’urgence de l’intervention, même si le cadre n’entre pas vraiment dans le cadre de mon travail. J’ai en effet trop conscience du fait que tous ces jeunes appelés vivent des moments difficiles à supporter. Ils sont loin des leurs et de plus confrontés à la solitude et aux dures réalités de la guerre. Je m’efforce donc de me dépasser et d’avoir ma place parmi eux.

Ce jour là, à la fin du repas, à mon grand étonnement le Commandant prend la parole, au cours d’un speech dont il a le secret et dit en s’adressant à moi :

  • L’indicatif du bataillon étant Pitchoun. Votre gentillesse et votre courage forcent notre admiration, en récompense nous avons décidé à l’unanimité de vous accepter comme faisant partie des nôtres, et de vous baptiser Pitchounette. Allant au-devant de mes souhaits, je reçois ainsi un témoignage de reconnaissance pour ce que je suis et pour l’action que je mène. J’accepte avec plaisir ce surnom affectueux qui traduit à mon encontre des sentiments dont je peux concevoir une légitime fierté, car inspirés par le respect et l’amitié.

2.04. Mon cottage à El Flaye. Azis, sa mère et l’œuf. L’élevage de gallinacés.

Après sept mois d’errance, ma maison voit le jour à El Flaye. Elle est située à cinq kilomètres de la sous-préfecture, à l’intersection de très nombreux villages, adossée à proximité du petit poste militaire, sécurité oblige. Rien de luxueux. Mais quelle satisfaction de se dire, je suis chez moi ! À l’origine, une vieille mechta en piteux état, quelques dépendances à moitié en ruines, entourée d’un petit muret. Je vois tout de suite vu le parti que je peux en tirer. La partie délabrée remise en état peut faire office de pièce à vivre séjour, chambre, cuisine etc. Une superficie de douze mètres carrés c’est suffisamment spacieux pour moi et mes auxiliaires musulmanes. Le rêve ! En contrebas, à l’opposé de la petite cour intérieure se trouve une seconde pièce nettement plus grande, où après quelques travaux, je pourrai recevoir le public féminin en toute tranquillité. Le petit mur d’enceinte assure un rempart vers l’extérieur. Les femmes sentiront chez elle, à l’abri du regard indiscret des hommes.

Les crédits comme toujours sont extrêmement limités. Il faut donc faire le maximum avec le minimum : relever les murs, poser portes et fenêtres achetées au rabais, aménager au mieux l’intérieur en badigeonnant les murs à la chaux pour éloigner toutes les petites bestioles dérangeantes. Ce n’est pas le grand confort, mais c’est habitable et propre. Le résultat final est satisfaisant.

Mais grand luxe que j’apprécie le plus ! La maison est dotée d’une douche, grâce une idée sortie de mon imagination : sur le toit des water-closets à la turque, situés dans un angle à l’extrémité de la cour, je fais installer une vache à eau à laquelle est branché un petit tuyau auquel je raccorde une pomme d’arrosoir. Il suffit d’approvisionner la vache le matin. L’eau chauffe doucement au soleil pendant la journée, et le soir je peux prendre une agréable douche qui enlève la poussière des pistes et chasse la fatigue. Une idée que j’ai trouvée géniale, jusqu’à hier soir. Aux termes d’une journée particulièrement fatigante, suivie d’une longue et pénible marche, je me précipite sous la douche pour en apprécier les délices. Je reçois alors reçu sur la tête une cataracte d’eau presque brûlante. Désormais, préalablement, pour ne pas me transformer en homard, je grimpe sur un escabeau et teste de la main la température de l’eau, particulièrement les jours où le soleil n’est pas avare de ses rayons brûlants.

Une autre particularité de mon cottage !... Mes compagnons de veillée. À l’intérieur de l’unique pièce, des plaques d’isorel clouées sur un cadre en bois font office de faux plafond. Sur le pourtour un petit vide d’un centimètre environ. Oh stupeur, le soir en écoutant la musique diffusée par le disque de l’électrophone allongée sur le canapé, j’aperçois pendant par le petit vide, les queues des rats qui nichent dans le faux plafond. Des notes de musique noires et animées, tranchant sur le blanc des murs comme accrochées à une belle portée musicale qu’il suffit de tracer.

Ils sont une multitude et sont sagement attentifs à la musique : leur compositeur préféré : Mozart qu’ils écoutent sans trop broncher. Ce sont de vrais mélomanes. À la fin du concert, lors de l’extinction des feux, en rejoignant mon lit, je les entends regagner leurs nids dans un grand bruit de cavalcade. C’est un peu comme dans la chanson...l’on s’habitue, c’est tout.

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Le mois de juillet est particulièrement caniculaire. Pour ménager nos forces, à Taourirt, nous commençons la journée très tôt et la fractionnons pour ne pas être terrassés par la chaleur accablante. Travail de six heures du matin à midi, puis pause déjeuner. Ensuite, sieste facultative jusqu’à seize heures, un temps de repos que je marque très rarement ; le temps perdu consacré à faire la sieste m’accable plus que le repos. Enfin reprise d’activité pour quelques heures, souvent prolongée tard dans la soirée selon les charges. Les journées copieusement remplies sont éreintantes.

Les bébés supportent très difficilement ces températures extrêmes. Pour eux la déshydratation est un véritable fléau. Lors d’un précédent passage dans ce douar, en compagnie du docteur, une mère extrait de ses chiffons son enfant âgé de quelques mois et nous le présenter ; le docteur m’adresse un regard lourd de signification. Il ajoute sans grande conviction :

  • Nous allons essayer, mais hélas sans grand espoir. Nous allons en priorité le mettre sous perfusion.

Quand il faut introduire l’aiguille, le toubib marque un instant d’hésitation. Ce petit corps n’est qu’un squelette, recouvert d’une peau sèche comme du parchemin. Malgré le pronostic pessimiste, à notre grande satisfaction, avec le temps et les soins, l’enfant va survivre. Pour continuer le traitement, un jour sur deux, j’effectue quatre kilomètres à pied pour accomplir ce geste salvateur. Le petit Aziz retrouve vigueur et vitalité, ce qui me récompense de mes efforts. Un jour, j’explique à sa mère qu’il ne faut plus avoir peur : Aziz est guéri. Sa mère, comme toutes les mères du monde, se met à pleurer et place alors son enfant sur mes genoux. Sanglotant et riant à la fois, elle tente de m’expliquer que son fils a désormais deux mères : elle qui l’a enfanté, et moi qui l’ai sauvé. Quelle joie pour moi d’avoir contribué à lui avoir donné ce bonheur !

Lors de ma dernière visite, mes soins n’étant plus nécessaires à l’avenir, la mère d’Aziz me prend délicatement la main et y dépose un œuf. Pour elle qui manque de tout, une vraie richesse. Confuse je tente vainement de lui expliquer qu’elle en a davantage besoin que moi. Peine perdue, je comprends à son attitude chagrinée que je dois accepter. Pour elle, c’est le geste du cœur.

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En février dernier, lors de notre stage à l’Institut Ménager d’El-Biar, nous avons droit à une conférence ayant pour thème l’élevage. Ce sujet est traité par la directrice de l’établissement qui manifeste un grand intérêt pour les gallinacés et la volaille en particulier. L’Institut dispose de tout le matériel moderne adéquat, en l’occurrence une magnifique couveuse électrique destinée à permettre l’éclosion de poussins en grand nombre. Après nous avoir vanté de façon précise les mérites d’une telle entreprise, elle cherche à faire de nous les ambassadrices de son projet. Il nous faut convaincre les familles musulmanes du bled de s’intéresser à cette idée. En conclusion, elle propose de nous fournir gratuitement autant de poussins que nous le souhaitons et de les distribuer dans les campagnes où plus tard ils pourront procréer. Elle a sélectionné à cet effet, la race des Sussex, une race particulièrement résistante, paraît-il, ayant toutes les chances de s’adapter à l’aridité du terrain et de résister aux variations parfois extrêmes du climat.

A priori, le projet me séduit. Je me vois déjà remplacer toutes les volailles faméliques au plumage terne, qui volettent un peu partout dans les douars. J’imagine à leur place mes Sussex, le plumage blanc, la crête rouge, bien dodues, caquetant fièrement, pondant de beaux œufs. J’imagine toutes les femmes conquises par mon idée se lançant dans de grands élevages qui leur apportent davantage de bien-être. La grande réussite quoi !

Il suffit de faire connaître à l’Institut la quantité de poussins que nous souhaitons acquérir et de venir en prendre livraison. Bien entendu, la directrice est ravie de l’intérêt que je porte à son idée. Après un rapide calcul mental, je fais mes calculs : dix poussins poules, et six poussins coqs. Dans mon esprit en citadine ignorante et naïve en la matière, j’imagine que pour le calme du poulailler, il faut constituer des couples, et admettre la bigamie pour deux, et le célibat pour les deux autres !. :. Le ridicule de mes élucubrations ne m’apparaîtra qu’un peu plus tard lorsqu’un militaire d’origine paysanne m’affirme que pour le calme d’une basse cour, un coq est bien suffisant pour sept poules !..

Six mois après ce stage très enrichissant, y compris sur le plan avicole, je dois me rendre à Alger chercher Odile, une amie avec qui j’ai suivi, jadis, les cours d’ambulancières. Curieuse de connaître la nouvelle vie que je lui ai décrite dans la correspondance que nous échangeons régulièrement, elle sacrifie ses vacances, pour me retrouver et m’aider à titre bénévole. Je saisis l’opportunité de ce voyage pour réceptionner mes poussins. Je télégraphie à la Directrice de l’Institut le jour et l’heure de ma visite.

Pour me rendre à l’Institut, le 5ème B.H d’Alger met à ma disposition un véhicule officiel pour aller chercher mes petits pious-pious à El-Biar et nous conduire ensuite à la gare d’Alger où nous prendrons le train pour le retour. Nous sommes aimablement accueillies par la Directrice. Celle-ci ravie, ne tarit pas d’éloges sur ma gentillesse, mon dévouement et mon intérêt à sa cause :

  • Venez, j’ai fait préparer les cartons, vous n’avez plus qu’à en prendre possession. Oh surprise !.. Devant nous, quatre gros cartons qui contiennent chacun quatre volailles caquetantes...Adultes.. ou presque.. !

Lors du stage, cette charmante dame, avait pris notre conversation très au sérieux, et mis immédiatement de coté mes poussins. Ceux-ci depuis, bien nourris, bien soignés ont grandi…grandi…Et pour faire bonne mesure, elle ajoute aux cartons animaliers, un gros sachet de leur aliment habituel :

  • Pour les nourrir les premiers jours, dit-elle. Il ne faut pas les dépayser trop rapidement. :.

Le ciel me tombant sur la tête ne m’aurait pas causé une plus grande surprise. Les choses étant ainsi, il nous faut charger nos cartons dans la voiture du corps d’armée, dont l’usage est habituellement réservé aux Officiers Supérieurs, au grand dam du chauffeur. Ce dernier se demande bien ce qu’il est venu faire dans cette galère, avec ces deux nanas un peu foldingues. Nous prenons finalement le chemin de la gare et arpentons les quais, valise et cartons à la main, à l’intérieur desquels les volailles ...piaillent ..piaillent…inlassablement.

Trouver de la place pour nous et nos volumineux colis est laborieux. Autant dire qu’avec le vacarme de nos gallinacés nous ne passons pas inaperçues. Nous nous installons finalement dans le train et déposons nos encombrants cartons au fond du couloir. Nous estimons en effet avoir suffisamment attiré l’attention sur les quais de la gare d’Alger et cherchons à nous faire discrètes. Nous sommes soulagées, après ces péripéties, de voir le train s’ébranler. Je sais en effet que nous sommes attendues à l’arrivée. C’est sans compter avec l’imprévu. À mi-parcours, le train stoppe en rase campagne : tout le monde doit descendre. Une mine a explosé sur la voie ce matin. Le train ne va pas plus loin. Il nous faut descendre et nous rendre à pied à deux cents mètres de là, où un autre train nous attend pour la suite du voyage.

Un sérieux problème de transbordement pour deux charmantes demoiselles, chargées d’une valise, de quatre cartons plutôt bruyants et encombrants, et d’un sachet de victuailles pour les cocottes. Heureusement, la galanterie, spécialité bien française, est de rigueur à l’armée. Les petits militaires sont gentils et serviables. Nous ne transportons que nos sacs à main et poursuivons le voyage en leur compagnie, dans une ambiance de franche camaraderie. Mais encore maintenant, ils doivent encore se poser la question. Que pouvait bien faire, ces deux jeunes filles de leurs quatre cartons de volailles caquetantes.. !.

L’arrivée à Sidi Aïch se passe comme prévu, un véhicule nous attend à la gare. Le chauffeur un peu étonné à la vue de nos encombrants colis, nous aide sans nous demander d’explication. Nous arrivons à notre cottage en fin de journée. Problème immédiat. Où mettre nos volatiles ? Nous ne pouvons tout de même pas décemment les installer dans notre chambre ! Les places disponibles sont limitées. En désespoir de cause et pour pallier au plus pressé, je décide de les mettre pour la nuit dans la cave de l’école. Je dispose de ce local pour y entreposer, matériels, médicaments et fournitures diverses. Je sors donc de leurs boites mes gallinacés, heureuses de se dégourdir les ailes, mets à leur disposition une réserve d’eau et les nourris de leurs graines favorites fournies par la directrice. Nous nous rendons ensuite à la popote où le récit de notre journée amuse bien l’assistance.

Le lendemain matin, je vais rendre visite à mes pensionnaires. Quel chambardement ! Je n’ai plus qu’à constater les dégâts. Après leur voyage à l’étroit dans les cartons, les bestioles se sont défoulées et ont éprouvé le besoin de s’ébattre et de s’en prendre à ma réserve pharmaceutique soigneusement rangée et classée. Toutes les petites boites classées par ordre alphabétique jonchent le sol. Le désastre est complet. Devant ma mine déconfite, le Directeur de l’école me propose son poulailler inoccupé, situé dans la cour de l’établissement. Mes magnifiques poulettes deviennent un sujet d’étude et d’attraction à la plus grande joie des enfants de l’école.

J’envisage de les distribuer le plus rapidement possible, au cours de mes futurs déplacements. Je sélectionne et recueille l’accord de quelques familles. Elles sont intéressées par le projet et seront sans doute aptes à développer un élevage que, dans mon esprit, je vois grandir...grandir...et se multiplier pour apporter un peu de prospérité à toutes ces familles démunies. Hélas ! Quelques jours plus tard, je dois me rendre à l’évidence. Mes poules sont malades. Elles restent apathiques, prostrées dans un coin du poulailler alors que celui-ci est spacieux, aéré et confortable. De quoi souffrent-elles ? Mystère ! Pas de vétérinaire à cent lieues à la ronde. Le toubib militaire avoue son incompétence en la matière, ce que je comprends. Il y a bien un sous-lieutenant, séminariste de son état, qui me dit.

  • Je connais ça. Ma grand-mère avait le même problème avec ses poules, c’est une épidémie de peste aviaire ou de pépie. Il suffit de leur ôter la peau durcie qu’elles ont sur la langue qui les empêche de manger. Ensuite tout va mieux.

C’est vite dit. Je suis néanmoins sceptique, totalement désarmée devant ce coup du sort. Pas de téléphone, la radio est un matériel militaire réservé aux opérations. Où trouver de l’aide pour ce genre de problème ? Trois jours plus tard, à mon grand désespoir, quatre volatiles sont morts, les autres sont dans un piteux état. Mon rêve d’un bel élevage semble bien compromis. L’opération de la dernière chance est donc décidée et tentée par mon sous-lieutenant séminariste qui paraît connaître le sujet. Pour la circonstance il s’adjoint le concours d’un jeune appelé venant d’un milieu rural. J’assiste à l’intervention en spectatrice inquiète. Mon rôle utile se borne à faire une marque au mercurochrome, sur le plumage blanc de celles qui sont traitées, afin de les différencier des autres.

La veille de tous ces événements, je reçois une lettre de la responsable des E.M.S.I. d’Alger. Elle s’inquiète et veut savoir si notre voyage de retour s’est déroulé sans encombre et veut avoir des nouvelles de ma basse-cour. En réponse, à sa demande, quelques jours plus tard, je rends compte de ma mésaventure, d’une façon humoristique, avec le T.O suivant : Message Postalisé Autorité origine - poste E.M.S.I- quartier S.A. Autorité destinataire - direction E.M.S.I. 5ème B.H. - Alger Texte 001/ 5 / div. + STOP + O.V.R.C

  • état basse-cour sussex – stop - retiré Alger 6 coqs 10 poules - stop - épidémie peste aviaire et pépies déclarées 15 iéme jour – stop - perte 12 coqs - 2 poules - traitement et opération en cours - stop - 1 poule morte cours opération – stop - reste 4 coqs 7 poules en cours traitement - stop § fin

Par un hasard inexplicable, le G.G. est tellement vaste , mon message atterrit au secrétariat du Général où personne ne semble être au courant de cette opération. Le message semble codé, mais le code est inconnu. Un véritable casse-tête pour l’état-major !... Pour finir un secrétaire un peu plus futé, réalise que le message est destiné au 5ème B.H. qui donne l’explication détaillée du texte. Cette aventure rocambolesque se termine dans un grand éclat de rire ...Général.

Pour finir, les quelques rescapées, car il y en a, sont distribuées aux familles auxquelles elles sont destinées. Mais hélas, stériles ou déprimées, ne parvenant pas à s’adapter dans ce milieu aride, les volatiles peu à peu disparaissent dans l’indifférence générale. Mort naturelle, ou provoquée pour passer à la casserole ? Le mystère demeure. À ma grande déception, mon beau rêve a lui aussi vécu.


2.05. L’ouverture de l’ouvroir à El Flaye. Le drame de l’embuscade. Sept 1958.

Déjà huit mois que je suis ici. Jusque-là, j’ai poursuivi comme objectif principal : créer à El Flaye, un local qui à vocation multiple : dispensaire, ouvroir, salle de réunion ou tout autre usage utile. Après la remise en état de la ruine jouxtant ma maison, c’est à présent chose faite. Depuis deux mois, un local spacieux, propre accueille les femmes du village à leur grande satisfaction. Il ne reste plus qu’à trouver les moyens, c’est-à-dire des ressources de fonctionnement pour lui garantir longue vie. Il faut donc obtenir les crédits de fonctionnement qui ne sont débloqués toujours qu’au compte-gouttes.

Depuis son ouverture, le succès ne se démentit pas. Au début sont arrivées quelques curieuses, qui en ont amené d’autres : à présent les jours d’ouverture, nos après-midi sont maintenant très animés. Pour satisfaire le plus grand nombre de femmes, je dois établir un calendrier pour chaque semaine avec répartition en différentes activités : les soins, les leçons de puériculture et a couture. Cette activité remporte tous les suffrages. Les deux machines à coudre à pédales que j’ai réussi à acheter d’occasion, sont en grande partie responsables de cet engouement. Chacune des femmes s’acharne à en apprendre le maniement. Certaines réussissent très bien. Bien souvent, je dois faire preuve d’autorité et établir un tour de rôle. Par contre, le tricot remporte un succès mitigé : c’est une œuvre de longue haleine pour arriver au résultat. De temps à autre, j’exerce également la fonction d’écrivain public. Eh oui !... Ici, il faut savoir tout faire : être le lien entre la femme demeurée ici, et le mari qui se trouve en métropole. La lettre donnant des nouvelles du pays contribue à renforcer les liens du mariage.

J’ai également à disposition du matériel culinaire. Il est certes rudimentaire, mais il n’est pas nécessaire d’avoir des ustensiles sophistiqués que les femmes n’ont pas chez elles. Nous pouvons ainsi bien sûr préparer un bon caoua ou un délicieux thé à la menthe assorti de délicieux gâteaux, mais aussi déguster, à leur plus grande joie, les recettes qu’elles préparent et m’apprennent et que j’apprécie particulièrement.

Aujourd’hui est un jour mémorable. Nous inaugurons l’ouvroir. Nous avons lancé de larges invitations, bien accueillies du reste, aux personnalités locales et même au-delà. En premier lieu, mademoiselle Sid-Cara qui œuvre avec détermination et efficacité pour la promotion de la femme musulmane. Elle fera le déplacement depuis Alger et sera des nôtres. Une présence qui nous honore. La nouvelle Sous-préfète, la précédente ayant suivi son mari dans sa nouvelle affectation. L’épouse du nouveau représentant de l’État mérite une place de choix à notre fête. Cette personne admirable ne me ménage pas son aide en cas de besoin. L’épouse du Cadi sera également parmi nous en compagnie de ses filles. L’épouse du maire, ainsi que toutes les femmes, européennes et musulmanes, qui, à ma demande, veulent bien se joindre à nous, et venir partager notre joie. Enfin toutes les femmes, qui chaque jour viennent vivre quelques heures d’amitié ici. Cela représente du monde.

Durant toute la journée d’hier, l’ouvroir connaît une effervescence inhabituelle. En prévision de notre réception, les femmes s’affairent à confectionner une multitude de gâteaux, aussi variés qu’appétissants. Je ne sais si nos gâteaux seront appréciés à leur juste valeur, mais je peux affirmer qu’ils ont été confectionnés dans la bonne humeur. Toutes ces femmes ont la satisfaction de faire montre de leurs talents culinaires.

Les femmes fréquentant l’ouvroir jouent les hôtesses, passent les petits gâteaux, servent le café ou le thé à la menthe avec beaucoup de compétence. Nos invitées sont émerveillées, surprises devant leurs travaux même ceux en cours d’exécution. L’une après l’autre, les villageoises veulent démontrer à nos invitées, leur maîtrise de la machine à coudre, l’occasion d’une belle bousculade, celle qui est à la manœuvre ne souhaitant pas laisser la place à la suivante.

Dix-huit heures, la journée touche à sa fin, la fête se termine. Une belle réussite, une inauguration mémorable, une apothéose de rire, de joie et de bonheur. Quant à moi, je suis satisfaite et heureuse. Je prouve qu’en aidant, en épaulant toutes ces femmes, il est possible de leur permettre d’accomplir un pas en avant. C’est bien entendu leur intérêt personnel et devrait contribuer à rendre leurs vies moins difficiles, plus supportables. Je viens de faire la preuve qu’elles sont prêtes au changement et qu’elles souhaitent le faire. Elles tiennent leur avenir entre leurs mains. Moi, je ne suis que de passage et n’ai que pour rôle de leur indiquer la route.

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Le mot « itinérante » qui figure sur notre insigne n’est pas un mot insignifiant, dénué de sens. Après cette parenthèse réjouissante, je reprends la route. Depuis deux jours, je suis dans le secteur d’Ikedjane. La dernière journée reste marquée par un pénible et terrible drame.

Tout d’abord le drame de cette enfant, une adorable petite fille jolie comme un cœur, deux à trois ans environ, qui n’est plus qu’un petit corps gémissant enveloppé dans ce qui ressemble à un drap, sale de surcroît, que sa mère dépose sur la table de l’infirmerie. Après l’avoir débarrassée de ces chiffons, je découvre avec consternation un pénible spectacle. Toute la face gauche du visage, les deux mains et une partie de l’épaule ne sont plus qu’une affreuse chair rouge boursouflée, résultat d’une importante brûlure.

Combien d’enfants trébuchent, et tombent comme elle sur le canoun situé par terre au centre de la mechta, avec de surcroît, disposé au dessus une marmite de liquide brûlant. Jamais de garde-fou autour pour préserver les jeunes enfants. Ce n’est hélas pas le premier accident du genre que je rencontre. Celui-ci m’attriste particulièrement : cette petite fille si mignonne, si jolie, quoi que l’on fasse à présent, restera marquée au visage à jamais.

Mais ce qui me révolte le plus, ce n’est pas l’imputation des responsabilités dans cet accident, mais le fait que la mère ait attendu deux jours pour amener sa fille à l’infirmerie. Pendant ce temps, le manque d’hygiène a aggravé les lésions. Je nettoie, traite du mieux possible le corps de cette petite qui, stoïque, se laisse faire, souffre en silence. C’est consternant de voir un être si jeune déjà discipliné à subir. La vie lui avait offert la beauté, la négligence et l’inconscience lui imposent la laideur. Quelle atroce réalité !...

La journée s’annonce pourtant très belle à Tinebdar. Comme à l’accoutumée, leur éviter une attente pénible, je m’emploie à faire passer en priorité, ceux qui me paraissent les plus malades. Alors que je fais le tri devant l’infirmerie, nous entendons des coups de feu dans le lointain. Pas de doute, c’est bien le claquement sec des armes à feu qui trouble le calme de cette journée magnifique. La dure réalité s’impose brusquement à nous et nous rappelle qu’ici, les moments de paix nous sont comptés. L’effet est immédiat sur la file d’attente : les femmes et les enfants s’éparpillent en courant, poussant des hurlements de peur. En quelques minutes, je me retrouve seule au centre d’une infirmerie déserte.

Immédiatement, je pense au convoi parti du poste, il y a environ un quart d’heure pour gagner le PC et chercher le ravitaillement et le courrier. Ces lettres tant attendues qui relient tous ces jeunes militaires à leurs familles. Les rafales d’armes automatiques se succèdent et s’accélèrent. L’attente devient très vite angoissante. La nature paraît subitement hostile. Les oiseaux ne chantent plus, le temps devient éternité. Je distingue dans le lointain un camion à l’arrêt. Il est visible en raison de la courbe de la piste qui descend dans la vallée.

Je cours vite au local radio prendre des nouvelles. Je trouve le Capitaine, combiné du poste radio en mains, qui tente vainement d’entrer en liaison avec le convoi. Seul le grésillement d’un bruit de friture lui parvient aux oreilles. Dans le lointain, le crépitement des rafales se prolonge de façon sporadique, puis s’arrête. S’installe alors un grand silence qui devient pesant. Le Capitaine s’acharne à tenter d’entrer en contact radio avec le convoi.

  • Ici Pitance autorité, me recevez-vous ? À vous, parlez !. L’on entend un déclic en retour, seul le silence persiste.
  • Ici Pitance autorité, me recevez-vous ? Passez-moi le Lieutenant. À vous parlez ! Enfin, une réponse, une voix saccadée, perturbée par un choc émotionnel intense, parvient :
  • Le Lieutenant est mort. Dans le local radio le silence se fait lourd, très lourd, chacun réalise que cette fusillade qui nous a paru des heures, mais qui en fait n’a duré qu’une dizaine de minutes vient de bouleverser des vies, de semer la mort. Le Capitaine donne un ordre, un ordre bref :
  • Pour tout le monde, départ immédiat.

Une heure plus tard, je distingue dans le lointain l’ambulance, et les camions, qui redescendent vers la base nos morts et nos blessés. Un bilan lourd, neuf jeunes vies fauchées, ainsi que des blessés dont pur l’instant la gravité des blessures n’est pas connue. La guerre, cette grande dévoreuse de vies nous impose de nouveau imposé sa loi. Toutes ces familles qu’il va falloir prévenir, avec des mots officiels dénués de sens, que leur fils ou leur mari ont donné leur vie pour la patrie. Un bien grand mot, qui ne peut en aucun cas atténuer la douleur d’une épouse, encore moins, celle d’une mère.

Inutile d’attendre les malades aujourd’hui. L’infirmerie peut fermer. Il en sera ainsi pendant deux ou trois jours. La population n’ose pas revenir au poste, pourtant, j’accomplis ma tâche comme à l’accoutumée. Je ne rends pas les femmes, encore moins les enfants responsables de cette sauvage tuerie. Eux aussi, subissent et souffrent d’une situation dont trop souvent elles ne comprennent même pas, le pourquoi.

Un vent de tristesse s’abat sur le poste. Sans convoi pour regagner mon chez-moi, je reste ici à partager la peine et la tristesse de ces jeunes appelés. Les absents sont présents dans toutes nos pensées. Il ne reste que des vides insupportables. Qui faut-il maudire, le destin qui frappe aveuglément ou la folie des hommes qui permet de faucher ces jeunes vies qui n’en demandaient pas tant. Je suis là silencieuse, debout devant le Capitaine qui m’a fait appeler. Dans les épreuves partagées, les mots sont dénués de sens, les paroles inutiles, le silence parfois est plus éloquent.

  • Pitchounette, j’ai besoin de votre aide pour m’aider à faire l’inventaire des effets personnels du Lieutenant. Vous savez l’estime que je lui portais. Vous comprenez combien cette tâche m’est pénible. Il me faut ranger sa cantine, car tout doit être en ordre pour la réexpédier à son épouse.

Comme l’exige le règlement, un règlement où tout sentiment humain paraît exclu, nous consacrons une partie de l’après-midi à tout répertorier ; à noter sans nous parler, sauf l’indispensable et nécessaire en pareille circonstance, tous ces objets, témoins d’une vie hélas passée ; à ramasser les chaussures laissées au pied du lit en partant, la paire de chaussettes sales négligemment jetée dans un coin. Dans l’inventaire, une lettre inachevée, posée sur une petite table, servant de bureau, et certainement destinée à l’être cher ; posé sur un tabouret bancal en fer, faisant office de table de nuit, un cadre contenant la photo d’une femme tenant un enfant dans ses bras, souriant à la vie. Je me sens un peu honteuse de violer cette intimité de vie. Nous continuons notre tâche toujours en silence, et nous efforçons de ranger soigneusement chaque effet à l’intérieur de la cantine. Nous avons pour préoccupation de faire comprendre aux siens que par la pensée nous sommes près d’eux, que leur chagrin est partagé.

Jamais encore et jamais plus, du moins je l’espère, aucune tâche ne m’aura été aussi pénible. Les camarades de chambrée des autres victimes, à leur demande, effectuent ce même travail dans les mêmes dispositions que les nôtres en faisant face au désarroi de l’absence et en pensant aux familles.

Deux jours plus tard, nous nous rendons tous à Bougie, pour assister aux obsèques des malheureuses victimes de l’embuscade. Sur l’esplanade située à l’entrée du cimetière civil, les neuf cercueils sont alignés, recouverts du drapeau tricolore qu’ils ont bien mérité, semblent nous poser une l’ultime question… pourquoi !... Au pied de chaque catafalque une gerbe de fleurs en témoignage de leur courage. Tous ces jeunes laissent dans nos rangs un vide irremplaçable et dans nos coeurs sourdre une révolte devant l’injustice de leurs morts. Après la cérémonie, leurs dépouilles seront rendues à leurs familles respectives. L’État estimera avoir fait son devoir envers eux. Mais son réel devoir, n’est-il pas d’éviter de tels drames..

Ensuite, se déroule dans un silence oppressant le cérémonial d’usage, le rituel des honneurs militaires avec la remise de décorations à titre posthume. Car hélas ici, il faut mourir pour être jugé digne de les recevoir.

Depuis cette cérémonie, je suis convaincue que les décorations, gagnées au prix du sang versé, pour acte de courage exceptionnel ou à titre posthume, devraient être différentes de celles en cours. Celles si généreusement distribuées, trop souvent au gré du vent des partisans politiques, des courants d’air des couloirs de ministères, des vedettes dont la plus grande audace est de montrer leur anatomie et tant d’autres médiocres, incapables du plus petit geste de bravoure, qui plastronnent en arborant leur ruban ostensiblement sur le revers de leurs vestons, laissant croire aux incrédules qu’ils ont mérité cette récompense.

Puis avant l’ultime adieu, c’est l’allocution émouvante du Commandant de l’unité. Un homme profondément humain, avare de la vie de ses hommes, pour qui cette cérémonie est un déchirement.

Vous aviez fait le serment être dignes de vos anciens, dormez en paix, car vous avez tenu parole. Soyez assurés que votre sacrifice ne sera pas vain, vous êtes le levain qui entraînera dans sa montée, la foule de gens de bonne volonté, qui de par le monde se dressent, luttent, souffrent et meurent pour barrer la route aux peuples diaboliques qui veulent asservir le monde.

Je suis sûr également de me faire l’écho de vos coeurs, pour adresser à ceux qui vous ont devancés dans les jardins du Père un fervent merci pour l’exemple qu’ils nous ont donné.

Merci pour nous avoir appris à être généreux, pour nous avoir appris à servir dans toute la plénitude du mot, nous avoir appris à travailler jusqu’à la limite de nos forces à combattre sans souci de la mort, surtout de ne pas avoir cherché d’autre récompense que celle de savoir que l’on a accompli son devoir.

Au revoir, vous tous que je connaissais, puisse votre sacrifice ne pas être vain, moi non plus je ne vous oublierais pas.

Ces mots du Commandant, puisés au plus profond de son cœur, nous font réfléchir sur le prix d’une vie ou la valeur d’une mort. Trouver une juste raison à leur sacrifice, c’est simplement un peu de baume sur une plaie qui ne peut guérir. Cette plaie reste pour nous béante ; pour les autres, les indifférents, responsables de ces jeunes vies sacrifiées, elle n’existe même pas.

Demain la vie reprendra son cours normal. Je reprendrai mon travail, en m’efforçant de ne pas chercher sur les visages des pauvres humains qui viennent vers moi demander mon aide, un lien quelconque avec les responsables de ce carnage.


2.06. Alice. Le sacrifice du Lieutenant B et de Salem.

La direction des E.M.S.I. a pour principe d’envoyer toutes les nouvelles postulantes faire un stage de deux semaines, parfois plus, dans une équipe déjà en place. Elles peuvent ainsi se faire une idée du travail à accomplir, et apporter une aide supplémentaire lors de leur séjour. Je reçois et fais connaissance successivement de Michèle, Salia, Sophie, Hamida et tant d’autres, enfin Colette. Je vois partir cette dernière aujourd’hui partir une pointe de regret. Notre entente dans le travail est parfaite, toujours de bonne humeur, souriante, prenant son travail très au sérieux. Une cohabitation sans nuages. Je noue avec des liens d’une réelle amitié. Je l’accompagne au train ce matin avec un peu de tristesse. Elle rejoint le secteur qui est dévolu pour se mettre rapidement au travail. Pour ma part, je regagne le mien et vais me retrouver à nouveau seule.

Aller d’un poste à l’autre, c’est très bien, mais j’ai un sérieux handicap, celui de du langage, le kabyle n’est pas une langue facile. Les quelques phrases élémentaires que je finis par assimiler, ne me permettent pas d’avoir une conversation suivie avec les personnes que je côtoie chaque jour. À l’occasion, je suis secondée, par une stagiaire musulmane, mais dès son départ, le problème resurgit. Lors de mes visites dans les douars, je fais appel à un ancien, éventuellement à un Harki. Je trouve toujours, parmi la population quelqu’un qui parle plus ou moins le français. Cependant, le problème demeure crucial lorsque je me retrouve seule en présence de femmes, bien que dans cette région, la scolarisation ait gagné les filles. Certaines s’expriment assez bien en français, ou du moins se font comprendre.

L’idéal serait de recruter une auxiliaire musulmane permanente. J’ai les moyens financiers de créer ce poste. Encore faut-il trouver la personne recherchée et surtout qu’elle accepte ce genre de travail. En ce milieu rural, ce n’est pas gagné d’avance. C’est pourquoi je dresse l’oreille lorsque le Capitaine de la 4émecompagnie me fait part de sa découverte.

  • Vous savez, dernièrement en faisant le recensement du village à Takritrz, situé sur la crête à quelques kilomètres d’ici, un de mes gars chargés de cette tâche, m’a fait part de son étonnement. Il a découvert une jeune fille née à Marseille. C’est porté sur sa carte d’identité. Si vous souhaitez la rencontrer, nous pouvons nous retourner au village pour voir cela de plus près.

Le repas de midi terminé, nous nous offrons une marche à pied de près de que deux heures, histoire de nous prouver que nous sommes capables d’atteindre le haut de la crête. Rien de tel pour entretenir la forme ou faciliter la digestion.

Parvenue là-haut, je rassemble toutes les femmes dans la tranche d’âge de la jeune femme recherchée. Je finis par découvrir cette jeune fille dont le prénom Alice figure sur sa carte d’identité. Elle est effectivement née à Marseille, ce qui à priori paraît exceptionnel. Je tente d’engager la conversation avec elle et d’ouvrir gentiment le dialogue, qui en définitive tourne au monologue. En effet en retour, je ne reçois qu’un hochement de tête et cette réponse :

  • Je ne comprends pas.( dit en kabyle) Je ne sais pourquoi, mais je suis certaine qu’elle me joue la comédie. En fait, elle doit me comprendre parfaitement. Je lui décris donc ma proposition de travail assortie d’un salaire convenable, ce qui n’est pas à dédaigner. Elle s’obstine à hocher la tête et à répéter :
  • Je ne comprends pas ! Mais j’observe dans ses yeux, au fur et à mesure de l’énumération des avantages de ma proposition, une lueur d’intérêt lorsque je parle salaire. Je suis la spectatrice et l’actrice d’une belle comédie. C’est à cet instant qu’un jeune militaire vient me glisser à l’oreille :
  • Elle se moque de vous, il y a quelque temps elle est venue au poste chercher un laissez-passer en faisant sa demande dans un français impeccable. Alors là, la moutarde me monte au nez :
  • Écoute-moi, si ma proposition ne t’intéresse pas c’est ton droit le plus absolu. Tu es libre de ton choix, je ne veux pas t’imposer quoi que ce soit. Mais ne te moque pas de moi en disant que tu ne comprends pas le français, surtout lorsque comme toi l’on se prénomme Alice, née à Marseille de surcroît. Je vais effectuer des recherches, je saurai la vérité. Je reviendrai au village te dire que tu t’es moquée de moi. Au revoir Alice. A bientôt.

Je fais alors demi-tour, pour bien montrer que notre entretien est terminé. Alors, Oh !.. surprise ! Revirement total, avec un accent marseillais des plus pur, elle m’interpelle.

  • Eh bien oui, je suis de Marseille, j’ai été obligée à venir dans ce pays que je ne connaissais pas. Je suis venue ici il y a deux ans avec ma mère, qui est morte l’an passé...peuchére...la pôvre !.. J’en ai assez de vivre ici toute seule au milieu de ces gens. Les femmes sont méchantes. Elles se moquent de moi parce que je ne parle pas le kabyle aussi bien qu’elles. Ma tante me fait faire toutes les corvées, l’eau, le bois. Alors si vous le voulez toujours, je préfère partir avec vous.

Voilà comment le soir venu, je rentre chez moi accompagnée d’une nouvelle auxiliaire. Elle me suit sans jeter un regard en arrière et refuse d’emporter quoi que ce soit représentant son passé. Parvenue à la maison, sa première décision est de quitter sa tenue kabyle. Elle veut reprendre au plus vite son allure d’il y a deux ans. Après une bonne et longue douche, son souhait le plus cher : que je lui coupe les cheveux.

  • Court, comme je les avais lorsque j’étais à Marseille. Souhait qu’une paire de ciseaux à la main, je m’empresse de satisfaire. Après la coupe pas trop mal réussie d’ailleurs pour une novice, elle a droit en prime aux bigoudis. La coquetterie reprend sa place. Pour les vêtements, aucune difficulté. Nous sommes approximativement de la même taille. Le papillon est sorti de sa chrysalide : une surprenante métamorphose. Un peu plus tard, mise en confiance, elle prend elle-même l’initiative de me conter son histoire. Je m’étais bien gardée de lui poser la moindre question.

Bien des années auparavant, son père était parti travailler à Marseille et après son installation, avait fait venir sa jeune épouse prés de lui. Trois enfants naissent en France, les deux aînés, des garçons, une fille en dernier que l’on prénomme Alice. La vie se déroule calmement. Les enfants vont à l’école, parlent le français avec l’accent de Pagnol, puis les deux garçons se mettent au travail. La famille, soit par goût ou par économie ne revient jamais en Algérie. Avec les événements, le F.L.N préconise un jour, le retour des familles en Algérie. Le mari et les deux aînés ayant du travail, sont autorisés à rester en métropole, vraisemblablement sous certaines conditions sonnantes et trébuchantes !...

L’épouse et sa fille, contraintes et forcées, regagnent donc leur douar d’origine. La mère retrouve au village une de ses sœurs qui accepte de les héberger toutes les deux. Pour la mère un retour aux sources douloureux. Pour Alice l’adolescente, la découverte d’un mode de vie ignoré, un pays totalement inconnu. Le dépaysement est total. Un an après leur retour, la mère décède. Elle était de santé fragile. Dans cette région isolée de tout, le manque soins appropriés a précipité son déclin.

Pour Alice surgissent de nouvelles difficultés. Elle est seule au milieu d’une population qui considère un peu comme une étrangère : elle ne maîtrise pas parfaitement la langue qui lui était totalement inconnue jusqu’à son arrivée ici. Elle est un sujet permanent de moquerie et de discorde avec son entourage. Elle se trouve exclue d’un milieu où elle se trouve comme assignée à résidence.

Elle s’adapte très facilement au travail de l’équipe. Nous faisons route ensemble plusieurs mois à El Flaye. Sa bonne humeur permanente, sa gaieté, ses éclats de rire éclaboussent de joies les après-midi consacrées à l’ouvroir, ainsi que son accent marseillais qui fait dire aux femmes.

  • Alice, elle parle kabyle en chantant !...

Pour moi, son accent a un parfum d’aïoli. D’une compagnie agréable, d’une bonne volonté permanente, attentive aux conseils qui peuvent lui être utiles, elle souhaite grandir, évoluer et concentre tous ses efforts dans ce but. Par sa présence, elle contribue largement l’essor des relations dans notre environnement. Étonnamment, elle ne manifeste jamais le souhait de retourner dans son douar. Elle va de l’avant. Un retour en arrière ne lui paraît pas souhaitable. Finalement, beaucoup plus tard, elle demande sa mutation pour une autre équipe oeuvrant dans l’Oranie. Elle veut être plus près d’un de ses frères qui vient de prendre femme et de s’installer dans la région. Elle souhaite rejoindre le cercle familial, ce qui se comprend.

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Il faudrait dix, vingt bras pour s’attaquer efficacement à l’ampleur de la tâche d’une région aussi vaste. Les douars sont en effet nombreux et la population nombreuse dans chacun d’eux. Pour un secteur de cette importance, un seul médecin métropolitain, installé à Sidi-Aïch, assure à la fois son cabinet médical, et le service de l’hôpital. Une occupation démesurée. Des moyens dérisoires pour un secteur aussi vaste, même si le médecin militaire, et les infirmiers dispersés dans chaque poste apportent chaque jour leurs contributions.

La vallée de la Soummam a été relativement scolarisée par le passé. L’implantation en nombre des écoles bien qu’importante s’est avéré insuffisante face à la démographie galopante constatée dans cet immense pays. La courbe démographique grimpe plus vite que celle des constructions. Un grand nombre de garçons, de filles (ces dernières jusqu’à la limite d’âge imposée par leurs familles), ont bénéficié de l’enseignement. Certains ont poursuivi des études supérieures. Sont recensés : six médecins, trois pharmaciens et bien d’autres professions libérales, artistiques ou littéraires et même un professeur à la Sorbonne. Mais, curieusement leurs études terminées, diplôme en poche, aucun d’eux ne vient mettre son savoir au service des siens, dans leur pays d’origine. Étonnant non !..

Pour compléter le tableau des surprises, l’attitude d’un directeur d’école métropolitain, affecté dans ce secteur particulièrement privilégié. Celui-ci dispose d’une demeure de fonction, magnifique bâtisse avec les trois fenêtres en façade situées à l’étage avec rambarde en fer forgé, comportant sa devise...révolutionnaire. Peu après le début des événements, il aurait, paraît-il, mis lui-même le feu à sa demeure avant de prendre faits et cause avec ses amis du djeblel, dont il partageait l’idéologie.

Ma semaine de présence à la 2éme compagnie à VieuxMarché, se termine, une semaine exténuante. J’ai la satisfaction d’avoir bien employé mon temps. J’attends dans la cour patiemment le convoi qui va me ramener chez moi. Je me propose de prendre deux jours de repos complets, dont un pour me rendre à Bougie où j’ai envie de faire quelques emplettes.

Ici, le temps ne compte pas. Il faut attendre patiemment que le convoi se forme, que chacun soit à son poste. Alors le signal du départ peut être donné. Les précautions liées à la sécurité ont de l’importance. Au milieu de tout ce brouhaha, un événement imprévu retarde notre départ. Nous laissons le passage à un autre qui a priorité sur nous. Les départs en opération sont imprévisibles, l’urgence ne tolère aucun retard. Je suis dans la file de véhicules en stand-by quand tout à coup, un G.M.C freine juste à ma hauteur. De la cabine le Lieutenant B. m’interpelle :

  • Pitchounette, j’ai besoin de vous. Je vous ai entendu dire hier soir à la popote que vous alliez demain à Bougie. C’est l’anniversaire de ma fiancée, pouvez-vous lui faire parvenir par Interflora une douzaine de roses rouges. Tenez, je vous ai griffonné un petit mot ainsi que son adresse. Je n’ai pas d’argent sur moi, demandez au Capitaine de vous avancer l’argent.
  • D’accord, partez tranquille je ferais le nécessaire. Votre fiancée aura ses roses rouges. Je n’ai nul besoin de demander de l’argent au Capitaine. Nous ferons nos comptes à mon prochain passage. Sur ces mots et un geste amical de la main, le convoi poursuit dans un nuage de poussière..... Le destin n’attend pas.

Le lendemain de Bougie, comme promis, je fais expédier les roses à l’autre bout de la France. Ce soir-là, en France, une fiancée est heureuse d’être aimée. Son futur vient de le lui dire par l’intermédiaire du langage de la plus belle des fleurs. C’est également ce soir-là que nous parvient la triste nouvelle, qui chaque fois provoque en moi la révolte. Le Lieutenant B. ainsi que trois autres jeunes appelés ont été mortellement blessés au cours d’une embuscade. Une fois de plus, quatre jeunes vies sont sacrifiées sur l’autel de la bêtise humaine.

D’après l’enquête, à l’endroit de l’embuscade, sont retrouvés, aux emplacements de combats tenus par les au moment de l’attaque, les douilles mais aussi les emballages en carton des balles sur lesquels figurent l’inscription suivante : « Offert par le parti communiste ». Comment imaginer que dans ce genre de conflit des pères par idéologie peuvent payer les balles qui tuent leurs fils.

Trois jours plus tard, nous sommes de nouveau réunis sur l’esplanade du cimetière de Bougie. Le rituel de ce genre de cérémonie est immuable, toujours aussi triste, émouvant. Je ne peux m’habituer à voir la liste des morts, des blessés s’allonger au fur et à mesure des jours, des mois qui passent, sans apercevoir à l’horizon l’ombre d’un espoir de paix. L’Aumônier et le Cadi à ses côtés pour la circonstance, peuvent bien tous deux, chacun à leur manière, bénir les dépouilles, il reste qu’une fois de plus, leurs mots n’apaisent pas ma révolte. Je trouve injuste la mort de ces quatre jeunes.

Devant la Compagnie rassemblée, le Capitaine, la voix cassée par l’émotion, donne lecture du testament posthume du Lieutenant B : « Soyez certains que j’aurais essayé de vivre au maximum en Chrétien, et en officier Français, j’ai fait par avance le sacrifice de ma vie absolument convaincu que c’est pour une juste cause, en espérant que mon action et ma mort serviront à rétablir l’union et la paix en Algérie, ainsi que le respect des valeurs pour lesquelles nous combattons ».

Après un long silence, le Capitaine ajoute, j’ai reçu une lettre de la maman du 2éme classe Salem. Je tiens à vous en faire lecture : « Mon fils Salem qui a toujours été brave, le fut également à sa mort. J’en remercie Dieu et lui demande sa grâce pour m’aider à supporter ma grande douleur. Je sais que je ne suis pas seule, mais en union avec toutes les mères victimes des événements, nous implorons le Très-Haut pour que cesse au plus vite cette lutte fratricide. Pour toutes les mères, la douleur est la même ».

Voilà en quelques mots simples, une mère vient d’exprimer toute sa douleur. Tout est dit. Le soleil peut à présent darder ses éclatants rayons. Pour nous, il fait noir, la tristesse obscurcit nos pensées. Il y a parfois dans une vie, des journées qu’on ne voudrait jamais vivre.


2.07. Le référendum du 28/09/58. Le général De Gaulle à Constantine.

28 septembre 1958 - REFERENDUM - Aujourd’hui est un jour historique, le devenir de l’Algérie dépend du résultat de ce référendum. Le oui contre le non. Il n’y a pas d’autre alternative. Le verdict qui sortira des urnes devra être accepté. Ce référendum met tout le pays en effervescence. Depuis une dizaine de jours, tout le monde, civils et militaires, est sur la brèche pour l’organiser en espérant que tout se déroulera dans le calme, sans effusion de sang.

Le ciel alourdi de nuages noirs menaçants laisse éclater un orage d’une rare violence : d’énormes trombes d’eau ont grossi les oueds. Leurs eaux tumultueuses dévalent en cascades dans la vallée et coupent les pistes qui se transforment en véritable bourbier. Un petit vent cinglant souffle en rafale, fouette les visages et nous transperce jusqu’aux os. Il fait un temps épouvantable pour une occasion jugée historique.

Je pensais comme tout le monde avant de venir ici que l’Algérie est un pays chaud. C’est vrai une grande partie de l’année, mais l’hiver existe bel et bien. Il est même parfois très rigoureux. D’ailleurs dans cette région montagneuse située à la limite de la chaîne du Djurdjura, avant les événements, les Algérois venaient faire du ski, sur les pentes enneigées de l’Akfadou.

Aujourd’hui jour je prends la route comme d’autres personnes désignées. Nous allons faire le tour du secteur - El Flaye, Tinebdar, Vieux Marché, Taourirt, retour Sidi Aïch - et mettre en place les urnes et les personnes chargées de surveiller le bon déroulement du vote.

Les pistes chargées de boue rendent notre parcours très difficile. Parfois le sol raviné par les pluies diluviennes tend des pièges sournois aux roues des camions.

Par la suite, nous devons nous rendre à la sous-préfecture et de prendre en charge un « observateur !… » envoyé spécial de Paris. Il pour mission de contrôler de visu le bon déroulement du scrutin, et de rendre compte à ses supérieurs. Pour cela il doit se rendre dans tous les bureaux de vote dispersés dans la circonscription.

Alors que nous sommes encapuchonnés nous protéger de la pluie et bien emmitouflés dans nos vestes matelassées, ce charmant monsieur arrive de...Paris, la trentaine, l’air hautain, imbu du prestige d’être l’envoyé spécial du ministère. Le fonctionnaire type arrivant de la Capitale, se présente à nous, en pardessus léger, costume trois-pièces, cravate et souliers fins, tenue très B.C.B.G.... L’équipement idéal pour le bled.

Par mesure de sécurité, le Commandant lui demande de prendre place dans un véhicule blindé situé au centre du convoi. Pour lui donner confiance, et éventuellement calmer ses inquiétudes en cas d’imprévus, il me demande de rester à ses côtés. Façon élégante de faire comprendre à ce charmant représentant du ministère, qu’il n’a rien à craindre ou qu’il doit être à la hauteur. Je proteste un peu, car je déteste monter dans un véhicule blindé. J’ai l’impression de me trouver enfermée dans une boite de conserve. Je préfère la Jeep, même si la sécurité est moindre. Un peu déçu l’envoyé spécial ! Il aurait préféré bien entendu une confortable conduite intérieure. Autre détail non signalé à son départ, la plupart des routes ne sont en définitive que des pistes et celles-ci se transforment rapidement des bourbiers avec une météo détestable.

Enfin, le convoi s’ébranle pour la tournée des bureaux de vote. Nous sommes tous extrêmement vigilants. On nous a tellement seriné les oreilles ces dernières semaines, que les rebelles allaient tout mettre en œuvre pour empêcher la population de s’exprimer et perturber le déroulement du référendum ! Nous croisons en chemin des groupes de femmes marchant stoïquement sous la pluie, pieds nus dans la boue. Elles se rendent librement au poste à Taourirt, pour aller voter. J’admire leur courage, leur endurance et leur abnégation.

Les deux premiers arrêts contrôle se passent très bien. Nous prenons ensuite la direction du poste le plus éloigné de notre secteur. Ce dernier est situé dans une zone dite sensible. Les militaires redoublent de vigilance. Le groupe du véhicule de tête remarque dans le lointain, sur la colline située en face de nous, une région en principe interdite, quelques mouvements qui lui paraissent suspects. Le Commandant donne l’ordre de tirer quelques coups de feu d’intimidation à proximité. Je me tourne alors vers mon observateur pour le rassurer. Oh stupeur !... Il n’est plus à mes côtés. Je le cherche autour de moi et finis par baisser les yeux. Je m’aperçois qu’il a glissé dans le fond du véhicule, tel une gélatine qui se liquéfie. Il est blême, tétanisé, sans voix. Mes paroles rassurantes n’y font rien. Certes une rafale de mitrailleuse, cela fait du bruit. Je tente en vain de lui expliquer qu’il ne faut pas s’affoler pour autant. C’est nous qui tirons.

Il reste ainsi pendant tout le parcours, accroupi dans un coin, au fond du blindé, ramassé sur lui-même dans la position foetale. Il demeure silencieux, les yeux fermés paraissant implorer le Tout-Puissant de lui laisser la vie sauve. Après la clôture du scrutin, en fin de journée, mission oblige, il est dans l’obligation de faire le parcours en sens inverse pour aller récupérer les urnes. À chaque étape, il oblige le chauffeur du véhicule blindé à faire des manoeuvres difficiles et compliquées. Il faut que la porte arrière du véhicule soir à proximité de la porte d’entrée du bâtiment où il doit se rendre. Alors seulement, Monsieur franchit, au pas de course, les deux mètres à parcourir. Sans doute pense-t-il franchir le couloir de la mort.

C’est donc ça que Paris nous envoie comme contrôleur, alors que ce bouffon est incapable de se contrôler lui-même. Une fois parti, nous plaisons à l’imaginer de retour dans son bureau douillet, au milieu de ses collègues ébahis et subjugués, racontant avec force détails imaginaires, son aventure algérienne, voire même la description de la prétendue embuscade. Nous supposons qu’il a reçu les félicitations de son chef de service, qui lui a peut-être, pour la circonstance versé une prime de risque....

Quelques jours plus tard, le résultat du référendum est publié. Le oui l’emporte, le vote est favorable à la France. La consultation s’est déroulée dans le calme, non dans le désordre comme certains oiseaux de mauvais augure nous le prédisaient. C’est très important. Mais maintenant, chacun d’entre nous se pose une autre grande question qui pour l’instant reste sans réponse. Ce référendum sera-t-il un gage de paix pour l’avenir ? Les deux parties qui s’affrontent, auront-elles assez de sagesse pour enfin dire : assez de morts de part et d’autre, bâtissons au lieu de détruire. Finalement ce oui, jugé historique, ne débouche que sur grand point d’interrogation.    

Après ces derniers mois de travail intense, au cours du mois d’octobre 1958, mois de mon anniversaire, je m’offre pour la circonstance une petite escapade à Constantine. Je dispose pour ces quelques jours, de l’appartement servant de pied-à-terre et lieu de formation pour les E.M.S.I du Constantinois. Il est situé en plein cœur de la ville, rue Casanova.... Un nom ôh combien évocateur . En définitive n‘y règne que la sagesse, car l’appartement est tenu de main de maître par notre amie à toutes, Louisette.

Je pense visiter cette ville très pittoresque en toute tranquillité, au gré de ma fantaisie. Je me vois flâner sur la place de la Brèche, lieu de rencontre de la population constantinoise. Parcourir les très nombreuses rues commerçantes qui s’enroulent autour des artères principales, animées et colorées dont les façades des échoppes présentent des cuivres rutilants et de tapis éblouissants. Je m’imagine faire une halte sur la place du marché et me laisser tenter par les étals, offrant légumes, fruits, agrumes. Ou pourquoi pas, plaisir suprême, après avoir localiser quelques ruines ou monuments, vestiges d’un passé romain, siroter une boisson bien fraîche à la terrasse d’un café tout en en observant calmement la foule colorée déambulant dans la rue de cette ville enjôleuse.

Je ne peux pas savoir (dans le bled les nouvelles se répandent lentement) que le Général de Gaulle est lui aussi en ville ce jour-là. Par le plus grand des hasards, je me trouve sur la place de la Brèche, au moment où une foule immense l’acclame à grands cris avant d’écouter religieusement son discours. Une marée humaine toujours prête à s’enflammer depuis quelque temps pour crier son attachement à cette terre d’Algérie, applaudir avec ferveur cet homme en qui elle voit l’être providentiel, le sauveur attendu avec impatience, pour vivre et enfin connaître la paix.

Pour un discours, c’est un beau discours, l’histoire le retient sous la dénomination historique de « Plan de Constantine ». Un plan sorti d’un tiroir où il dort depuis quelques années. Jadis le peuple manifestait sa colère pour obtenir du pain, car la faim porte à la révolte, à présent la promesse d’un plan suffit à calmer le courroux d’une population inquiète pour son avenir. Un plan de plus, cela n’engage pas la vie. La classe politique sait faire : l’un chasse l’autre, le précèdent, emporté par le vent de l’oubli.

Le hasard ou la chance me donne l’occasion d’approcher de très près, le grand Homme. Celui-ci du haut du podium, harangue la foule en délire qui l’acclame. Un détail me frappe : son regard. Un regard que je décèle sans chaleur. Un regard qui passe au-dessus de la foule qu’il semble ne pas voir. Je me fais alors la réflexion : « Cet homme, s’il aime la France, ne donne pas l’impression d’aimer les Français qui se trouvent ici. Il semble ignorer leur présence. Seules les acclamations qui lui parviennent, semblent l’intéresser ».


2.08. Ouria. Les mystères de la chambre du lieutenant.

Après neuf mois passés à Sidi Aïch, j’ai des raisons d’être satisfaite du travail accompli, même s’il a encore beaucoup à faire. J’ai dorénavant un toit là-haut, à proximité de mes lieux de travail. Je garde toutefois mon petit pied-à-terre dans les dépendances de la sous-préfecture, toujours aussi inconfortable, glacé l’hiver, surchauffé l’été. L’aménagement est toujours aussi sommaire : un lit, une table, une chaise, un lavabo. Chaque marin a son port d’attache, administrativement le mien est ici. Bien souvent je ne fais que passer. J’arrive vers dix heures le matin par le convoi venant du nord et reprends vers seize heures celui partant vers le sud. Une courte halte, juste le temps de faire quelques achats élémentaires, utiles aux besoins journaliers. Inutile d’avoir la prétention de vouloir acheter ici du rouge à lèvres ou du vernis à ongles, ces bagatelles sont introuvables dans la localité.

En arrivant, ma première visite est toujours pour le bureau du vaguemestre pour y retirer mon courrier. Les lettres venant de la famille ou de mes nombreux amis sont toujours d’un grand réconfort. Perdue au milieu de ces immenses espaces, il m’arrive de les lire et de les relire plusieurs fois avec plaisir. De nos jours le téléphone, accessible partout, nous prive du plaisir de lire ou d’écrire une lettre, d’apprécier les mots enchanteurs qui traduisent la vérité ou expriment la pudeur des sentiments ressentis à l’égard du destinataire. Ces lettres relues indéfiniment avec une émotion sans cesse renouvelée. Parmi toutes ces enveloppes, l’une d’entre elles attire particulièrement mon attention. Elle peut être intéressante.

Eh oui...C’est une lettre émanant du Gouvernement Général d’Alger. À l’intérieur un chèque d’un montant agréable représentant....neuf mois de salaire. Le temps d’une gestation. C’est le temps qu’il aura fallu à ce très sérieux représentant de l’État français pour qu’enfin il admette mon existence et consente à me rémunérer. L’État qui exige des comptes-rendus d’activité en permanence, des résultats, des détails sur chaque kilomètre parcouru, a l’outrecuidance de se comporter à mon égard comme une entreprise douteuse. Pour un retard de cette importance, mon percepteur n’aurait pas manqué de m’appliquer une amende. Dans le cas présent, je ne reçois même pas un mot d’excuse.

À mon arrivée ici, j’avais bien quelques économies que je grignote petit à petit, malgré mes modestes besoins. Elles fondent rapidement. Avec leur grand cœur et à ma grande honte, les militaires m’autorisent à avoir une ardoise dans chaque popote. Avec le temps, elle grossit... grossit... même si le tarif de l’ordinaire est raisonnable. Je vais pouvoir enfin régler mes dettes, me présenter la tête haute, et offrir le pot de l’amitié à tous. Un remerciement bien naturel pour leur compréhension, leur patience et leur grande confiance.

Dans ce métier, rien ne peut plus, ni me surprendre ni m’étonner comme en témoigne la suite. Ce matin-là, lorsque je reçois un appel angoissé du chef de poste de la 4émesection à El Flaye. Il a, paraît-il, une gamine de sept ans environ, sur les bras. Elle semble abandonnée. Une voisine a amené l’enfant au poste sans donner aucune explication. C’est un appel à l’aide, car mon interlocuteur ne sait vraiment pas quoi en faire. Il est militaire ne se sent pas l’âme ni la compétence d’une nounou.

Je me rends rapidement sur place et fais connaissance avec cette gamine qui affirme se prénommer Ouria. Elle prétend que sa mère est partie et ne l’a pas emmenée, ce qui à priori me semble bizarre. La famille kabyle est un noyau soudé où l’enfant règne en maître.

Je prends donc cet épineux problème en main. Je vais au village faire ma petite enquête. Je questionne les voisines qui ne savent pas, ou ne veulent rien dire. Toutes affirment que la mère est partie en voyage. Pas d’autres précisions. Je me rends à la mechta, censée être celle de l’enfant. Effectivement, elle est vide. Je dois me rendre à l’évidence. Sa mère est réellement partie...seule. Personne dans l’entourage ne pouvant ou ne voulant assumer la charge de cette gamine, une voisine l’a tout simplement conduite au poste militaire.

Je me demande s’il faut descendre cette enfant en ville pour la diriger vers un centre d’accueil pour enfants abandonnés. C’est une idée qui m’est insupportable. Après tout, sa mère peut avoir des regrets et revenir rapidement la chercher. Ignorant tout des raisons de son départ, toutes les hypothèses sont permises. La vie réserve parfois des impondérables difficiles à imaginer sur le moment. Dans l’intérêt de l’enfant, je m’accorde un moment de réflexion. Pendant ce temps, cet adorable petit bout de femme, délurée et mignonne à croquer, réussit en l’espace de quelques heures à séduire tout son environnement. Si elle n’a plus de mère, elle se découvre une multitude de pères, et un nombre incalculable de grands frères, prêt à satisfaire tous ses caprices.

Finalement, en concertation avec le chef de poste, nous décidons d’un commun accord de la garder un certain temps ici. Je m’installe donc à proximité et la prends matériellement en charge : repas, toilette, coiffure et habillage. Pendant mes heures d’activité, elle reste sagement au poste. Elle prend ses aises, minaude, part à la conquête de son entourage. Avec son petit minois à la Shirley Temple, elle séduit tous ces hommes. La plupart sont des pères en manque d’enfants. Un vide qu’elle comble avec beaucoup de savoir-faire. Pour elle, la vie rêvée.

Jusqu’au jour, où un mois plus tard, sa mère réapparaît au village et vient au poste réclamer sa fille. Bien entendu, elle doit nous donner quelques explications sur son absence. Ces dernières plutôt vagues et imprécises sont un peu déroutantes. En conclusion, cette jeune femme certainement en mal d’amour, affirme être allée passer quelques jours auprès de son mari travaillant à Alger, alors que nous savons de source sûre, que son mari est un rebelle et qu’il est au maquis.

En fait, elle est allée passer un mois de vacances conjugales auprès de lui dans le djebel. Voilà ce qui explique l’impossibilité pour elle d’emmener sa fille et de l’avoir confiée aux voisines qui devaient prendre soin d’elle pendant son absence. Mais pour éviter de probables histoires, ces dernières n’avaient pas voulu assumer la responsabilité de la garde de l’enfant, et l’avait tout simplement dirigée vers le poste.

La pauvre Ouria en pleurs reprend le chemin de la maison familiale. Pour elle la vie reprend son cours normal. Mais depuis lors, échappant à la surveillance de sa mère, elle continue de venir au poste régulièrement manifester son affection à tous ces pères et frères par intérim, qui continuent de la gâter outrageusement.

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Chaque jour apporte son quota de bonnes et de moins bonnes aventures. Ma vie ici en est amplement pourvue. Il y a celles qui font rire lorsqu’elles sont drôles, celles qui font pleurer souvent de rage, mais aucunes ne laissent indifférentes.

Celle-ci vaut la peine d’être contée tant elle est originale et extravagante. Remontons un peu le cours du temps de quelques mois. Je séjourne une première fois à Taourirt, où le poste est implanté dans un village kabyle désaffecté. Celui-ci est perché sur un piton avec vue imprenable sur la magnifique et verdoyante forêt de l’Akfadou. Il s’agit d’un belvédère à classer quatre étoiles tant le panorama est splendide. Mais pour le confort du gîte, il faut être indulgent. Nous revoilà revenus au moyen âge : pas d’eau courante, pas d’électricité. Chacun occupe une mechta plus ou moins délabrée à peine habitable. L’armée n’a jamais eu la réputation d’assurer le confort, et de chouchouter ses soldats. Lors de mon premier séjour ici, le Capitaine me prévient :

  • Ecoutez ce n’est pas le Ritz. Le Lieutenant est parti en permission, vous prendrez sa piaule. C’est rudimentaire, mais il faudra vous y faire. Et si vous aimez les rats vous ne manquerez pas de compagnie. Si cela peut vous consoler, sachez qu’ici il y en à partout. Chacun de nous a les siens.

Comment lui avouer que depuis ma plus tendre enfance, j’ai une aversion très prononcée pour ce genre d’animal. Je suis bien capable de vivre dans l’inconfort. Par contre pour ce complément de compagnie, j’esquisse un sourire contraint :

  • Avec la meilleure volonté possible, reprend le trois galons, je n’ai rien d’autre à vous proposer. Par contre, vous avez un poêle à votre disposition. Si vous avez froid, vous pouvez faire une flambée, c’est parfois appréciable. J’apprécie cette attention délicate : la neige vient de saupoudrer les sommets du Djudjura qui barrent l’horizon.
  • Ah ! Un conseil, ne vous laissez pas surprendre par l’éclairage. Le groupe électrogène s’arrête à vingt et une heures trente. Allez au foyer faire l’acquisition d’une lampe de poche électrique. Encore un détail très important, si la nuit vous devez sortir pour...euh...vous me comprenez.. ! Faites vous expliquer par le sergent ce soir à la popote, le signal ainsi que le mot de passe pour avertir la sentinelle. Il ne faudrait pas qu’elle ne vous tire pas dessus. D’abord, nous ne voulons pas avoir des histoires !... Et puis de plus, nous n’avons pas besoin d’héroïne. Car comme vous le savez on ne devient héros que mort. Nous voulons avoir le plaisir de vous avoir longtemps vivante parmi nous.

Comme entrée en matière, c’est peu rassurant. Je suis coincée ici pour six jours. Je n’ai pas d’autre solution que de m’adapter. En entrant, je remarque immédiatement que pour se protéger du froid, le Lieutenant a tendu des couvertures militaires au plafond et les a clouées aux poutres portant les tuiles. Elles font office de plafond pour nous protéger du froid et de plancher pour les autres locataires qui ont élu domicile sur place. C’est le domaine réservé des rats, qui mènent une joyeuse sarabande au-dessus de ma tête. Je peux suivre leur parcours en observant les creux plongeants de la couverture à chacun de leur passage. J’en déduis qu’ils sont énormes. Mais plus grave, l’estimation du capitaine est bien éloignée de la vérité : ils ne sont pas une section, ni même une compagnie. C’est un véritable bataillon qui occupe les lieux.

Ma première nuit est cauchemardesque. À vrai dire, une nuit blanche. J’occupe le rez-de-chaussée, eux l’étage supérieur au dessus de ma tête. Ils vaquent à leurs occupations sur ce frêle podium en tissu. Je les entends parfois régler leurs querelles de famille avec des cris perçants, agressifs qui accentuent encore davantage ma peur. Rien ne semble les déranger : ni le bruit que je fais pour les faire fuir, ni les ...pscht...pscht.... Vouloir dominer sa peur n’est pas simple. Rester éveillée toute la nuit est éprouvant, surtout après une journée de travail fatigante.

La nuit suivante, j’adopte une autre solution. Il faut bien en trouver une pour dormir. Nouvelle tactique : border son lit avec précaution sur tout le pourtour, se glisser délicatement à l’intérieur, s’enfouir la tête sous les draps, clore le mieux possible toutes les ouvertures pour ne pas courir le risque de se trouver nez à nez avec un indésirable quatre pattes curieux de faire votre connaissance, tenter de ne penser à rien surtout pas aux rats, attendre patiemment que le sommeil l’emporte sur la trouille. Alors seulement, Morphée m’ouvre ses bras.

Quelques semaines plus tard, je suis de nouveau de passage et reprends possession de sa piaule : le Lieutenant est parti en opération pour quelques jours. Un mois plus tard, l’officier est à nouveau en mission. Il est en France provisoirement pour encadrer de jeunes recrues. J’occupe de nouveau les lieux. Finalement, je commence à prendre mes habitudes, sa piaule est un peu la mienne. C’est d’ailleurs chez lui que j’égare ma montre. Je l’avais posée, comme chaque soir sur le tabouret faisant office de table de nuit, c’est en vain que je la cherche le lendemain matin. Un mystère qui reste inexplicable.

À mon quatrième séjour, le lieutenant est présent, mais l’Adjudant part en permission. J’hérite naturellement de sa piaule (le mot chambre ne peut être attribué à ce style d’habitation). À l’heure du repas, je fais enfin connaissance du Lieutenant dont j’ai si souvent squatté la turne. Son attitude à mon égard est distante, les quelques mots qu’il m’adresse sont plutôt froids et distants. Il ne semble pas apprécier ma présence dans ces lieux. Encore un qui doit se dire : des femmes pour faire la guerre, on n’avait pas besoin de ça ici.

Face à mon petit gabarit, ce Monsieur d’un mètre quatre-vingt-cinq a toute latitude pour me toiser du haut de sa grandeur et m’imposer son dédain. Nos rapports restent distants un certain temps. Il a sa mission, moi la mienne. À chacun sa route, et son parcours.

Les quelques mois suivants, des crédits ayant été débloqués, je remarque, lors de mes nouveaux passages, que le poste s’améliore. En premier lieu une sérieuse dératisation. En définitive, ces indésirables petites bêtes sont plus nombreuses que les militaires. Puis vient le tour de la construction : les mechtas, les plus solides sont rénovées tandis que les plus délabrées détruites et leurs pierres réutilisées pour de nouvelles constructions. Un jour, c’est la mechta du Lieutenant qui est détruite. Seule solution envisageable face à son état de délabrement.

Beaucoup des mois plus tard, lors d’un énième séjour dans ce lieu paradisiaque, un soir, la journée de travail terminée, nous sommes à la popote pour le diner. C’est un lieu où il est permis de parler de tout et de rien, mais surtout pas de service sous peine de sanction appliquée de façon automatique : la tournée générale. Je l’ai appris à mes dépens : il faut parfois payer pour apprendre, mais on apprend vite. C’est donc une règle absolue : ne jamais parler de service, hors du service. Façon d’exorciser les turpitudes d’une vie souvent. L’atmosphère est particulièrement détendue ce soir-là. Le Capitaine s’adressant à moi et me dit :

  • Vous savez Pitchounette, l’autre jour le Lieutenant nous a bien fait rire. Il nous a expliqué pourquoi à l’inverse de nous tous, qui étions d’un avis contraire au sien, il ne vous trouvait pas sympa. Demandez-lui donc de vous raconter ses raisons.
  • Oh, je m’étais bien aperçue du manque de sympathie du Lieutenant à mon égard. Je ne lui en veux pas, chacun est libre de ses opinions. Quant à l’histoire, je veux bien l’entendre à condition qu’elle soit drôle.
  • Pour être drôle, elle est drôle. Eh bien la première fois que vous êtes venue ici, vous avez occupé ma piaule. La deuxième et la troisième fois également. Cela dit, pas de commentaires à faire de ma part, car cela ne me gênait pas du tout. Mais après chacun de vos passages, je ne retrouvais plus ni mes mouchoirs, ni mes chaussettes. Cela me mettait en pétard. Je vous trouvais un tantinet sans gêne. Mes mouchoirs, passe encore pour l’usage, mais mes grosses chaussettes militaires, je me demandais bien ce que vous pouviez en faire, d’autant que je chausse un bon quarante-quatre.

L’histoire s’annonçait passionnante.

  • Mais l’autre jour, en mettant ma mechta par terre, j’ai enfin découvert la clé de l’énigme. J’ai retrouvé dans le plafond, coincés entre les tuiles, là où les rats les avaient transportés, mes mouchoirs et mes chaussettes du moins les quelques résidus restant. Vous imaginez bien qu’après leur festin, il n’en restait pas grand-chose. Pour transporter mes grosses chaussettes de laine que j’ai pour habitude de rouler en boule, il fallait que les rats soient sacrément costauds. Voilà l’explication, pour laquelle je ne vous trouvais pas sympa. Je m’excuse pour mon attitude, pour me faire pardonner mon antipathie, j’offre une tournée générale.
  • Ah j’oubliais, nous avons également trouvé ceci dans le plafond. Une montre de femme ! Comme vous êtes la seule à venir ici, j’en déduis qu’elle doit vous appartenir. Les rats ont dû trouver le métal indigeste, ils n’ont grignoté qu’une partie du bracelet ou simplement avaient-ils besoin de savoir l’heure.

2.09. Fatima. L’avertissement de Mohand. Zineb.

Les tâches de notre équipe à El Flaye sont multiples : activité des ouvroirs, les soins, le social. Il faut de plus se rendre dans les douars pour aller au-devant des femmes et des enfants. Alice assimile vite et je peux lui faire pleinement confiance ce dont elle est fière. Elle dorénavant capable d’assurer seule certaines permanences. Cependant comme les besoins sont immenses, une nouvelle auxiliaire musulmane permanente serait la bienvenue.

L’occasion de trouver une seconde jeune fille kabyle parlant le français se présente d’une façon plutôt inattendue. Le Commandant du bataillon me la confie à un retour d’opération et me raconte sa surprise. Il vient de découvrir une femme au milieu d’un groupe de rebelles émergeant d’une cache dissimulée en pleine forêt. Vêtue de son treillis kaki boueux, bien trop grand pour elle, les cheveux coupés court un peu hirsutes, elle a plutôt triste allure à son arrivée. Elle ne veut parler à personne surtout pas à un militaire dont elle parait avoir une peur maladive. Je la prends chez moi et laisse la porte ouverte. Je respecte son mutisme. Je n’ai d’ailleurs pas l’intention de la questionner : je veux simplement lui tendre la main.

Finalement mise en confiance, elle consent à me dire son prénom Fatima. Je lui conseille en premier lieu de prendre une bonne douche. Une nouvelle fois, j’exerce mes talents de coiffeuse, ce qui la rend plus présentable. Décidément, la coiffure change le look et rend possibilité une reconversion pour plus tard. Alice qui se trouve à mes côtés, anime nos conversations avec son accent délicieux, ce qui finit par la faire sourire. Dans la réserve de vêtements reçus des organismes humanitaires, j’en trouve qui lui conviennent parfaitement. Après un brin de toilette, quelques coups de ciseaux, quelques points de couture, convenablement vêtue, elle a déjà plus belle allure. Je fais installer un lit supplémentaire entre celui d’Alice et le mien et dis simplement :

  • Voilà ton lit. Tu n’as rien à craindre de nous. Si je ferme la porte cette nuit, c’est par sécurité pour nous. Je fais comme chaque soir, par simple prudence.

Je respecte son silence et ne lui pose aucune question. J’ai la patience d’attendre qu’elle soit en confiance et parle d’elle-même. Elle est plutôt perturbée : rien ne se passe comme ses compagnons du maquis lui avaient dit. Elle n’a été ni battue, ni violée ou ni torturée. Finalement quelques jours plus tard, elle prend l’initiative de me raconter son histoire.

En fait une histoire banale, presque une histoire quotidienne dans ce pays, l’éternelle histoire du mariage imposé par le père. Élève studieuse, plutôt brillante à l’école de sa ville natale, elle compte, grâce à ses connaissances gagner la liberté, choisir son destin et décider de son avenir, en bref connaître une autre vie que celle de sa mère qu’elle adore. Sa mère est dominée par un mari très pointilleux sur le rôle de la femme qui doit se borner à rester cloîtrée à la maison, enfanter, élever les enfants et effectuer en silence les travaux ménagers. Elle rêve de vivre sa vie à visage découvert, d’aller, venir, de connaître les simples joies d’une promenade dans la nature en toute liberté.

Mais son père, un homme intransigeant, décide à sa place, et lui choisit un mari selon ses propres critères, un bon parti dit-il. Mais pour Fatima cela reste un mystère, qui est-il... jeune...vieux ?… Devant cet avenir fait d’inconnu qui lui fait peur, face à un père qui décide à sa place, elle se rebiffe avec entêtement. Chaque jour, le conflit familial sur ce sujet brûlant devient de plus en plus lourd jusqu’au jour où un inconnu de passage inspirant confiance, compatissant à son sort, lui dise :

  • Si tu veux être libre, viens avec nous, au maquis, nous luttons pour la liberté. Là-bas, la femme est libre de choisir la vie qu’elle veut mener.

Comment ne pas le croire, quand on est en plein désarroi et quand aucune autre issue ne semble possible. C’est ainsi qu’un jour Fatima ne rentre chez elle. Elle choisit son destin, ce qu’elle croit être sa liberté. Mais bien vite elle perçoit les limites de sa nouvelle liberté : obligation de se terrer dans un trou la journée, marcher interminablement la nuit vers un ailleurs toujours incertain, avec pour seul encouragement :

  • Avance, car si les militaires français te trouvent, ils te violent, ensuite ils te tuent.

Elle est un peu déstabilisée de constater que rien ne se passe comme prédit. Après une période d’attente et d’observation vient le moment des décisions. Constatant sa gentillesse, sa bonne volonté, je luis propose de rejoindre notre équipe. Elle aura une activité rémunérée, un travail dont elle pourra être fière, une activité destinée à soulager la misère des siens. Je lui laisse le temps de la réflexion. La décision doit venir d’elle-même en toute connaissance de cause. Une équipe se compose ainsi le hasard, la chance, le coup de cœur.

Eh voilà...nous faisons route ensemble, de très longs mois. Après le départ d’Alice, nous continuons notre travail, unies comme les deux doigts de la main. Elle m’accompagne en métropole lors de vacances dans ma famille. Celle-ci, réunie au grand complet se souviendra longtemps du couscous pantagruélique qu’elle nous prépare. Mais le souvenir qui la marque le plus est la découverte de Paris, avec ses monuments, ses rues animées, ses vitrines aux éblouissantes parures de Noël qui brillaient de mille feux scintillants. Pour elle, c’est la découverte d’un monde nouveau, un véritable émerveillement. Beaucoup plus tard, lorsque je partirai exercer d’autres fonctions ailleurs, elle prendra ma place avec beaucoup de compétence et de sérieux. Pour moi, c’est cela l’évolution : savoir laisser la place à l’élève qui a prouvé sa valeur.

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Il est des sympathies qui n’ont nul besoin d’explications. Chaque fois que je me rends à Taourirt, dans son douar, Mohand est le premier à venir me saluer. C’est un très vieil homme, voûté par le poids des années passées, le visage buriné dont les rides profondes ressemblent à des sillons, un regard empreint de bonté aux yeux perçants traversant ses paupières mi-closes pour aller chercher vos pensées au-delà des vôtres. Emane de sa personne une grande sagesse tranquille, celle qui émane du grand âge. Lorsque je viens rendre visite aux femmes et aux enfants, il reste près de moi. Il me tient compagnie, discipline les enfants parfois un peu trop turbulents, me sert d’interprète. Son français n’est certes pas parfait, mais nous comprenions très bien. C’est pourquoi je suis très étonnée ce matin-là de le trouver devant la porte de l’infirmerie. Comme je vais vers lui, il me dit.

  • Toubiba, Mohand il a très mal à la tête. Tu dois lui donner le cachet.
  • Oui, bien sûr Mohand ! Mais pourquoi as-tu fait tout ce long chemin ? Tu sais bien que je viens cet après-midi au douar.
  • Non Toubiba, tu me donnes le cachet maintenant ! Car peut-être cet après-midi tu ne viens pas.

Stupéfaite, un peu contrarié qu’il veuille me dicter ma conduite, je vais rétorquer vertement, lorsqu’il ajoute en fixant intensément mon regard.

  • Oui Toubiba...l’après-midi tu ne viens pas, car le travail pour toi il est ici. Écoute Mohand ce qu’il te dit. Enfin, je comprends son message. Il a fait ce long et difficile chemin pour m’avertir à sa façon qu’il y a un danger pour moi d’aller au douar cet après-midi là. L’intensité de son regard qui croise le mien, est éloquent. Il parait soulagé lorsque j’ajoute :
  • Tiens Mohand, voilà ton cachet d’aspirine. Finalement je ne crois pas que j’aurais le temps de monter au douar cet après-midi. J’ai vraiment trop de travail ici.

Il parait satisfait de ma réponse. Le danger est-il réel ? Quoi qu’il en soit, la sagesse est d’écouter l’avertissement déguisé de cet homme. Il ne faut pas jouer à quitte ou double avec sa vie. Je sais très bien que mon travail n’est pas apprécié des rebelles. Faire le bien va à l’encontre de leurs projets ; de ce fait, je suis condamnable. Pour justifier leur action et répandre leur idéologie, nous ne devons incarner et ne représenter que le mal.

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Je suis absente pour trois semaines en stage de recyclage à Alger. C’est l’occasion de rencontrer d’autres E.M.S.I., d’analyser nos activités, de confronter nos idées, nos projets, nos résultats, mais également nos échecs, car hélas nous en avons également. Notre travail ne supporte pas la routine, il faut sans arrêt faire preuve d’imagination, innover, pour ne pas s’enliser dans la routine. Puis en fin de stage, nous aurons droit à une journée de détente et retrouverons l’animation de la ville. Un plaisir sans mesure, comme celui de faire quelques folies dans les magasins.

À mon retour à El Flaye, je retrouve avec un immense plaisir partagé Fatima et Alice qui pendant mon absence, ont assumé avec beaucoup de compétence la continuité du service en particulier l’activité de l’ouvroir. L’atmosphère est celle d’une ruche bourdonnante. Pour toutes ces femmes réunies, tout est prétexte à rire. Nos retrouvailles sont joyeuses, leur exubérance débordante. Chacune d’elles me montre avec fierté le travail accompli pendant mon absence. Un détail me frappe : Zineb, habituellement plutôt le boute-en-train de cette assemblée, reste prostrée dans un coin de la pièce. Elle semble bouder. Je m’interroge. Notre Zineb, quinze ans environ, jolie comme un cœur, habituellement enjouée, riant de tout et de rien, est-elle malade ? Les autres femmes, contrairement à moi, semblent ignorer son comportement. Je m’approche et tente vainement d’engager la conversation avec elle. Devant son mutisme, je m’éloigne assez déconcertée par son comportement inhabituel.

En l’observant à la dérobée de loin, je remarque des larmes qui coulent sur son visage. Je me décide donc à interroger les autres femmes, mais chacune d’elles détourne la conversation. Un peu exaspérée par leur attitude, je leur manifeste mon mécontentement.

  • Mais enfin, elle pleure, il y a bien une raison à cela. Si elle souffre, si elle est malade, je peux sûrement l’aider. Alors, l’une d’elles consent à me donner une explication.
  • Tu sais Toubiba, pour Zineb, ce n’est plus comme avant, maintenant elle est mariée.
  • Mariée ? Mais il y a trois semaines lors de mon départ, il n’était pas question de mariage, Qui est son mari ?...
  • Mouloud.
  • Quel Mouloud ? De quel village est-il ?
  • Mais tu sais bien, Mouloud, celui qui est toujours sur la place à côté de la Mosquée. Celui qui fait peur aux enfants en courant après eux avec un bâton.

Le seul Mouloud de ma connaissance, est hélas pour lui, carrément débile. De plus, ce qui n’arrange rien, ses jambes sont estropiées ce qui l’oblige à se déplacer difficilement en s’aidant d’un bâton. C’est un peu le fou du village. Il est souvent agressif avec les enfants lorsqu’ils le taquinent gentiment d’un peu trop près. Il tente alors vainement de les poursuivre en trébuchant à chaque pas, poussant des grognements inaudibles en les menaçant de son bâton.

J’en reste totalement sidérée et demande de plus amples précisions, espérant m’être trompée.

  • Mais oui, la mère de Mouloud, elle est riche. Elle a décidé qu’il fallait une femme pour son fils. Mais en vérité, elle veut surtout une femme pour l’aider à la maison. Elle devient vieille maintenant. Alors, elle a demandé Zineb en mariage à son père. Il a été d’accord sur le prix de la dot. Tu sais il y a eu une belle fête avec plein de you... you... Tu n’étais pas là. C’est bien dommage, tu serais venue faire la fête et danser avec nous. Mais depuis la fête, Zineb elle parle plus, elle pleure tout le temps.

Je n’arrive pas à me faire à cette idée, à croire qu’une telle chose soit possible. J’ai également des doutes sur son état mental, sur la possibilité de ce Mouloud à consommer son mariage tellement son cas est limite, surtout lorsque l’on connaît l’importance que représente cet acte dans la société musulmane. Je cherche à en apprendre davantage, même si pour cela, je dois poser des questions indiscrètes.

  • Mais enfin après la fête, lorsque Mouloud et Zineb sont allés dans la chambre, comment cela s’est-il passé.
  • D’abord, il ne s’est rien passé, parce que Mouloud il ne savait pas. Alors, la mère de Mouloud est allée dans la chambre avec eux, elle lui a expliqué, puis elle l’a un peu aidé. Le lendemain matin, elle a montré le drap avec la tache de sang en riant très fort. Il y a encore eu beaucoup de you...you... Alors tu peux le croire, Zineb maintenant, elle a un mari, mais depuis elle pleure tout le temps.

Je suis abasourdie, révoltée. Je refuse d’admettre que dans ce pays une femme ne soit autre chose qu’un objet utilitaire, que l’on achète et que l’on utilise à sa convenance, sans tenir compte ni de ses souhaits ni de ses souffrances. Pourtant, c’est un être humain fait de chair et de sang, avec un cœur qui ressent la joie ou le chagrin. J’ai déjà des difficultés à admettre ce genre de tractation commerciale concernant deux personnes saines de corps et d’esprit, mais dans le cas présent cela me paraît intolérable, inhumain.

Je m’approche d’elle en la prenant dans mes bras, la laissant extérioriser son chagrin. Entre deux sanglots, elle me murmure à l’oreille.

  • Oh Toubiba, toutes les nuits je voudrais mourir.

Comment croire après cela qu’un père aime son enfant, qu’il a le droit de prétendre au titre de père. L’appellation « ligue des droits de l’homme » est une incongruité, car la ligue des droits de la femme ne verra certainement jamais le jour. Sinon comment procéder pour continuer à les dominer, et les asservir. Dans un grand nombre de pays qui nous sont très proches, et qui prétendent vouloir évoluer, il reste hélas encore un long chemin à parcourir, beaucoup de souffrance à supporter et de larmes à verser pour l’égalité, ou seulement leur droit d’être. Un grand pas sera franchi le jour où l’on ne parlera plus que des droits de l’humain, dans son ensemble sans distinction de sexe. Mais ce qui fait souffrir les unes accommode tellement bien les autres. Mais ceci est une autre histoire,

J’ai sincèrement de la peine pour ma petite Zineb. Aucune parole réconfortante ne peut plus rien changer à son destin. Je pose simplement sa tête sur mon épaule et l’embrasse pour l’assurer de mon affection. Je mêle mes larmes aux siennes et maudis les parents coupables d’un comportement aussi ignoble.

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Un matin, je me rends à Tinebdar, refaire le pansement de Rabia pour une bien vilaine blessure à la jambe occasionnée par un coup de serpe malheureux. Celle-ci se cicatrise bien, encore quelques jours d’immobilité, quelques soins attentifs, et la guérison sera totale.

Sur le sentier du retour, je vois venir vers nous un homme juché sur son bourricot. Il caracole allègrement et précède sa femme quoi ploie sous le poids d’un énorme fagot de bois solidement amarré sur ses épaules. Ils approchent. Je remarque que cette pauvre, femme relativement âgée, paraît à bout de force. Elle titube à chaque pas. Le douar est loin. Hélas pour elle il reste encore pas mal de chemin à parcourir pour gagner sa mechta. Ils arrivent à notre niveau. Mon regard croise celui de cette pauvre femme. J’y lis une profonde détresse. Elle est à l’extrême limite de l’épuisement et semble implorer ma compassion. Je suis prise de colère, j’interpelle le mari. Il est inhumain de traiter une femme de cette façon. Sa femme croule sous le poids de son fagot de bois et est incapable d’atteindre le village dans ces conditions. Je sais pour l’avoir maintes fois constaté, que dans ce pays le bourricot est souvent mieux traité que la femme. Mais cette fois, trop c’est trop, je ne puis me contenir, la route est trop longue, le fagot est trop lourd, ma fureur trop violente.

Je fais descendre le mari du bourricot. Je libère la femme de son lourd fardeau et conseille au mari qui ne semble pas apprécier mon intervention de mettre le tas de bois sur le dos de l’animal. Son regard n’est pas amical du tout. Finalement, il s’exécute sans une parole, sans un commentaire. Il reprend sa route en tirant sur la longe de l’animal qui transporte le bois. Son épouse, allégée, le suivant derrière, selon la coutume. C’est alors qu’un jeune militaire chargé de m’escorter me dit.

  • Pitchounette, vous n’auriez peut-être pas dû. Vous venez de vous faire un ennemi.
  • Oui, j’en suis très consciente. J’ai bousculé les habitudes ancestrales. Mais je pense que dans l’état de fatigue extrême où elle était, elle n’aurait pu parcourir quelques mètres de plus. La façon dont une femme est traitée dans cette société me bouleverse. Et vous savez, si je me suis fait un ennemi, je me suis par contre trouvée une amie. Le regard qu’elle m’a adressé valait tous les mercis du monde.

Suite de l’extrait Voir également le diaporama

Ginette THEVENIN-COPPIN

1 Message

  • bonjour madame je suis d’akfadou on reconnait a travers vos histoires comme TOUBIBA avec nos parents a qui vous avez rendu service peut être la raison qu’on soit de ce monde aujourd’hui par vos intervention parfois périlleuse même au détriment de votre confort je ne peut que saluer votre courage et bon cœur pour donner du bonheur recherche par tous pendant la période de la guerre d’Algérie ou beaucoup de gens ont laisse leurs vie pour un idéal (l’indépendance) ou servir les politiciens qui n’ont rien a perdre par l’occasion je serais ravi si vous avez encore des photos de tizamourine ou du poste de taourirt photos a l’intérieur des villages pour rêver dans les conditions ont vécu nos parents merci


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